l'ombre d'vangline #1

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Rfrence : L'Acadie NOUVELLE
Chronique du 8 aot 1997

LA NAISSANCE D'VE

par DAVID LONERGAN

 

Au sol de la grande salle de la Galerie d'art de l'Universit de Moncton, trois feuilles de plywood montes sur des cadres de bois. Rouleau la main, Romo Savoie applique une couche de blanc. l'autre bout de la salle, Hermn-gilde Chiasson mdite devant ses trois feuilles de plywood accroches au mur. Celle de gauche est d'un bois plus sombre. Dans la salle moyenne, Francis Coutellier installe ses trois panneaux, deux au mur, l'un sur une table. Son travail est passablement avanc.

Nous sommes le 30 juin: l'vnement " l'ombre d'vangline" dbute: trois peintres de la "gnration" des annes 1960-70 crent en public une oevre de trs grand format sur le thme d'vangline, ce personnage n de l'imaginaire du pote amricain Longfellow dont on souligne le 150e anniversaire de publication. Dans le mme difice, le Muse acadien prsente l'exposition "L'odysse d'vangline" tandis que dans la petite salle de la galerie, on projette le film vangline en qute, une production de l'ONF ralise par Ginette Pellerin.

Chaque peintre a reu en partage une partie du nom d'vangline: ve pour Romo Savoie, Ange pour Hermngilde Chiasson et Line pour Francis Coutellier. Ce dcoupage n'est gure nouveau et, entre autres, Ghislaine McLaughlin l'a dj exploit. Mais, il permet de suggrer un sous-thme aux oeuvres.

Durant tout le mois de juillet, les trois peintres ont cr leur oevre. Dans cette mini-srie de trois chroniques, je me propose de vous prsenter ce que je retiens de la dmarche de chacun d'eux. Ces oeuvres, accompagnes d'environ 200 photos de Francine Dion documentant cette exprience, sont exposes jusqu'au 13 septembre.

ve. Romo Savoie cre dans une srie de vagues qui emportent chaque fois l'ensemble du tableau dans un mouvement qui se cachera derrire un autre mouvement. Au fil des jours, le tableau se construit une histoire, une paisseur concrte, spirituelle et mmorielle. Les premires journes sont les plus excitantes et chacune d'elles donne naissance une oevre nouvelle. Quelqu'un me dit qu'il prfrait l'oevre de la veille. Les premires "versions", "couches" sont dbordantes de couleurs vives. L'on passe d'une oevre toute vibrante de brun, d'or, de rouge une autre aux dominantes de bleu, de blanc, de vert. Puis une autre, moins unie plus dchire qui se compose des deux prcdentes et qui y ajoute les noirs si caractristiques de Savoie et des graffitis, petit bonhomme et un mot, "macho". On a l'impression d'tre pass du paradis tout en lumire clatante un lieu tortur, dsuni: ve a quitt le Paradis, vangline son Grand-Pr.

Nous sommes le 2 juillet. Savoie attaque son oevre grands coups de hache, lacrant le bois, y creusant des entailles, le dentelant aussi puisque le bois se replie, luttant pour rester accrocher sa planche. tape de dconstruction. La perte est violente. Dieu s'est fch. Le ciel s'assombrit et, le 3, l'oevre est recouverte d'une masse noire sous laquelle transparat la mmoire des couleurs, le pass heureux, paradisiaque. L'attaque la hache se poursuit. L'artiste fixe alors une languette de bois en plein centre. Contrairement aux autres languettes dj installes sur l'oevre, celle-ci a t travaille par la main de l'homme et a dj une histoire, celle de la chose dont elle faisait partie, meuble, tagre peu importe mais souvenir d'un lieu habit.

Puis, le noir s'enfonce sous une couche de blanc qui en devient grise et qui, elle aussi, laisse transparatre ce qui la prcde. Du blanc au noir nouveau et des formes, personnages de femmes arques, une forme que l'artiste a emprunte Betty Goodwin.

Et, le 11, Savoie passe l'oevre l'preuve du feu. Le bois est par endroits attaqu, grug, la peinture dgouline, les formes se tordent. Il n'y aura plus jamais de paradis. Mais, le feu est aussi purificateur et source d'une autre vie, d'une nouvelle vie.

partir de ce moment, l'essentiel de l'oevre est l, immuable. Le travail consiste bien sentir ce qu'elle veut exprimer, ne pas la trahir. Aux gestes amples, aux grands recouvrements des deux premires semaines, succde le travail patient. Le sens reoit sa forme. Sous la languette de bois travaille par l'homme, Savoie fixe une poupe cre pour l'oevre par l'artisane Danielle Ouellet: ve est ne, nue et dmunie.

Au travers de l'oevre, une ligne d'un blanc gris bleu dont les extrmits peuvent voquer une cl, et qui donne l'ensemble une autre profondeur. Deux inscriptions incitent une interprtation et orientent le regard sur l'oevre: gauche, "Kouchibouguac", droite, "Grand-Pr".

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Chronique du 14 aot 1997

l'ombre d'vangline : 2 de 3.

LES MOTS QU'ON N'A PAS LUS

par DAVID LONERGAN

 

Ange. Hermngilde Chiasson relit le pome vangline de Longfellow. Sur le mur, face lui, un ensemble form de 3 panneaux de plywood de 4 pieds par 8. ct de lui, dans la grande salle de la Galerie d'art de l'Universit de Moncton, Romo Savoie applique une couche de blanc sur ses panneaux. Dans la salle voisine, Francis Coutellier installe ses forts nombreux accessoires. Nous sommes le 30 juin: l'vnement l'ombre d'vangline dbute.

L'artiste Hermngilde Chiasson a choisi d'aborder "Ange", sa partie du nom d'vangline, par le texte de Longfellow dans la traduction franaise de Pamphile LeMay. Dans un premier temps, il projette une image d'ange sur se panneaux dont il a conserv la couleur naturelle et la dessine en bleu et blanc. Puis, il projette les vers de Longfellow qui introduisent vangline, commenant par ce vers: "Et le pauvre ignorait ce qu'est la pauvret". Les huit alexandrins occupent au grand complet l'espace des panneaux.

Au fil des jours, il peint les lettres, recrant les mots, les traant de diffrentes couleurs, une couleur la fois: les mots en rouge d'abord, suivi des verts, des bleus, des jaunes, des noirs (pour l'pouvantable premier vers) et, d'un seul et unique blanc: le "ange" d'vangline.

Difficile d'attribuer un sens prcis chaque couleur, difficile aussi de saisir les raisons qui lui ont fait choisir ces couleurs, sinon qu'il a utilis les primaires (rouge, bleu, jaune) et une secondaire (vert).

Pourtant, les mots en rouge rassemblent entre autres les qualificatifs de bonheur et de bont: coer droit, heureux, joli, adorable. Par la suite, il revient sur certains mots, introduisant de nouvelles teintes, attnuant un rouge en rose par exemple.

Travail de patience, travail de prcision pour que le trac des lettres, toutes peintes au petit pinceau, soit net. L'univers de Longfellow est multicolore, luxuriant, baign dans un bonheur sans faille. Image du Paradis habit par l'Ange.

Le 8 juillet, un ciel apparat couvrant tout le sommet de l'oevre, enveloppant le premier vers, accentuant le trac de l'aile de l'ange. Un ciel de nuages bleus tournant au sombre, l'orage: l'ange s'envole vers la douleur. Le hasard a fait que le panneau de gauche est d'un bois plus sombre que les deux autres. La diffrence de texture du bois cre une rupture, comme si l'oevre tait divise en deux sections. L'ange, qui est centr mais dont une aile s'ouvre vers la droite du tableau, est presqu'entirement du ct ple, du ct lumineux. Mais le sens de son vol indique qu'il se dirige vers le ct sombre, ce qui rejoint l'ide d'un ciel menaant.

Comme pour attnuer le caractre lourd du lettrage, Chiasson retravaille et peaufine le trac de l'ange, le ramenant avec du noir l'avant du texte qui perd ainsi de sa prcision: il faut regarder attentivement pour dchiffrer certains mots.

Le 13 juillet, d'autres vers apparaissent, qui se glissent entre ceux de Longfellow. Des vers dessins dans un gris un peu bleut uniforme, un peu fade, sans relief. Des lettres qui tentent de s'inscrire dans la masse joyeuse des mots de Longfellow comme pour y introduire une autre dimension.

Des lettres qui grugent l'espace pour s'y lover. En tout, onze vers viendront affirmer l'aujourd'hui, brouillant difficilement et d'une faon incomplte le texte du mythe, le texte de l'impossible qute. Onze vers d'autant de potes contemporains: Lonard Forest, Romo Savoie, Raymond Guy LeBlanc, Guy Arsenault, Dyane Lger, Rose Desprs, Grald Leblanc, France Daigle, Daniel Dugas, Fredric Gary Comeau et, bien sr, Hermngilde Chiasson avec ce vers tir de Prophties, son recueil de 1986: "Notre fragilit n'a d'gale que notre endurance".

Long est le travail du lettrage. Jour aprs jour, Chiasson dessine. Imperceptiblement, le travail se construit. Quand il dessine, le rtroprojecteur projette aussi les mots sur son corps. Le peintre-pote devient une partie de son oevre et les lettres dansent sur son corps. Les gestes brefs, troits s'opposent aux mouvements amples, lyriques de Romo Savoie dont l'oevre se construit tout ct grands coups de contrastes.

L'oevre s'achve, chaque jour fixant une ligne de texte. Des figurines de plastique, Indiens et cow-boys de notre enfance, viennent se coller la verticale de l'oevre, rappelant des combats lointains. Chiasson leur trace chacun une ombre, dmesurment longue, comme si le soleil se couchait encore plus bas que normalement.

Dans le livre de commentaires qui accompagne l'oevre, Valrie Marquis de Sherbrooke crit: "Une peinture se regarde, une peinture se lit, celle-ci fait les deux en plus d'tre jolie".

L'ange s'inscrit au milieu des mots et des couleurs, les mots se mlangent et leurs sens s'imprcisent. La lecture perd sa nettet. Il ne reste que l'amas de mots, l'amas de signes. Aprs tout, qu'est-ce qu'vangline sinon des mots que peu ont lus, qu'on ne lit plus, qu'on n'a pas lus?

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Chronique du 22 aot 1997

l'ombre d'vangline : 3 de 3.

L'INCERTITUDE DU CERCLE

par DAVID LONERGAN

 

Line. Dans la salle moyenne de la Galerie d'art de l'Universit de Moncton, trois oeuvres peintes sur des panneaux de 8 par 4 pieds attendent. Manifestement, les oeuvres ne sont pas termines sans que l'on sache trop ce qui leur manque. Dans la grande salle contigu, Hermngilde Chiasson et Romo Savoie travaillent sur des panneaux de mme dimension. Nous sommes le 30 juin: l'vnement " l'ombre d'vangline" dbute: pendant un mois, les trois artistes creront en direct.

Contrairement Chiasson et Savoie, Francis Coutellier s'est donn de l'avance, lui qui sait qu'il devra quitter une semaine avant les autres. Contrairement galement ses deux collgues qui ont dcid de runir en une masse leurs trois panneaux, il a dcid de crer un triptyque. Au sommet de l'un d'entre eux, il a crit "Line"; sur le deuxime "ve". Le troisime n'en est encore qu' l'esquisse et recevra plus tard le nom de "Angle". Les deux panneaux placs au mur laissent entre eux un espace qui correspond au panneau qui est pos sur une table: "Line", le prnom consonance contemporaine, prcdera "ve" et "Angle".

Coutellier a cherch recrer l'esprit de son atelier du Centre culturel Aberdeen dans son coin de la Galerie. Divers objets, inutiles l'oevre, habitent l'espace nous donnant une impression d'intimit comme cette affiche lectorale de Dominic LeBlanc, rappel de ses amitis, ou encore de petites peintures alignes le long du mur, indications que l'oevre actuelle s'inscrit dans une continuit. Cette atmosphre contraste avec l'aridit qui entoure l'oevre de Chiasson ou encore avec le joyeux dsordre qui s'parpille autour de celle de Savoie.

Comme toutes les oeuvres de Coutellier, celle-ci se compose d'lments multiples: accessoires ralistes ou fantaisistes, photos, dessins faussement enfantins, graphisme, lettrage. Au fil des jours, l'oevre s'enrichira petit petit de touches et de retouches qui finiront par composer un ensemble souriant, color. Line s'affirme rsolument actuelle, riche de toutes ses identits passes. Sur les panneaux de Line et d've, des extraits du pome de Longfellow, comme un rappel du pass: le premier texte parle de la Normandie, lieu de l'origine, tandis que le second voque le legs de sa mre vangline. On est loin d'une image torture, ngative. L'image centrale est celle de la photographie de la sculpture d'vangline dont le Muse acadien a firement annonc l'acquisition. Dans la section "Line", Coutellier l'a reproduite deux fois (en miroir), lui a maquill les yeux et la bouche, a color ses cheveux et son collier. Marque d'irrespect? Volont de se distancer d'une image fige et idalise?

Tentative de se rapproprier autrement ce que certains considrent comme une sainte? Un peu de tout a et peut-tre surtout cette faon lgrement ironique, acidule, de prsenter sa perception des choses. Sur le sommet de l'oevre, des cercles un peu incertains de leur rondeur, peints comme des mobiles. Un visiteur crit dans le cahier de commentaires: "Circles need to be rounder." Mais chez Coutellier, les choses simples sont toujours complexes et les cercles ne sont pas toujours de vrais cercles.

chaque jour, Coutellier refait le mme crmonial. Il s'installe devant son oevre et commence par la regarder. Puis, il dcide de travailler sur l'un ou l'autre des panneaux. Le plus souvent, il le place en -plat et, lentement, ajoute, modifie, peaufine telle ou telle petite partie. Comme si la grande oevre se dcomposait en de tout petits tableaux. Il cherche d'abord complter, voire complexifier, le rseau de signes qui s'installe dans chacune des parties du triptyque. Puis, il lie les panneaux entre eux en crant des rappels, des masses qui s'interpellent, des couleurs qui se rejoignent. Tout doucement, l'cart qui spare les trois panneaux s'attnue pour finalement donner naissance une seule et unique oevre en trois segments.

chaque fin de journe, Coutellier s'assoit face l'oevre. Plus souvent qu'autrement, Romo Savoie vient le rejoindre et les deux, tels de vieux complices, interrogent l'oevre en tentant de discerner ce qu'il faut faire pour qu'elle soit plus complte, plus riche, plus unie, plus signifiante.

Le 17 juillet, ils constatent qu'elle est l o elle doit tre. Les cercles sont toujours aussi incertains et les couleurs s'imposent encore plus: Coutellier aime beaucoup le vernis surtout quand il est bien brillant.

L'exposition " l'ombre d'vangline" est l, pour vous, jusqu'au 13 septembre.

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Photos : Tous droits rservs Francine Dion 1997

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