- À force d'impact -
(par Terry Graff, conservateur invité)
L'identité et l'appartenance de Moncton, au Nouveau-Brunswick, se révèlent dans la matérialité géographique et écologique de la région et dans les fils entremêlés de l’assimilation et de la stratification qui entrent en jeu quand se côtoient des ethnies et des cultures très divergentes. Le caractère unique de Moncton est mis à jour en passant ces forces opposées au démêloir d'une vision transculturelle et en considérant le fait que la structure du Canada est fondée sur l'inégalité de ses régions constituantes. Derrière le voile d’homogénéité que jettent les grandes surfaces et les comptoirs de restauration rapide, troquant les Micmacs contre les Big Macs, malgré la poudre aux yeux de la promotion par l'industrie touristique de faux-lieux et de quasi-événements, de simulacres de parties de plaisir au Palais Crystal Palace, le premier parc d'attractions intérieur en Atlantique, des glissades d'eau et du mini-golf de Magic Mountain, situé dans le Parc de la Côte Magnétique, sous toute cette frime transparaît une passionnante diversité linguistique et culturelle. L’évolution de cet important centre urbain en Atlantique a pris appui sur les rapports complexes qui se sont établis entre Acadiens et Anglais, entre Européens et Amérindiens, et sur son riche héritage agricole, naval, manufacturier et ferroviaire.
Au centre géographique des Maritimes, Moncton se trouve au coude de la rivière Petitcodiac et fut nommée Le Coude au moment de sa fondation par des colons acadiens et jusqu’à la déportation des Acadiens, en 1755. Toute la région atlantique change alors de régime et bien que des familles acadiennes continuent à y vivre, la région du Coude reste assez dépeuplée jusqu'en 1766, à l'arrivée de neuf familles de Pennsylvanie, armées d'une concession de terre émise par la Philadelphia Company. La florissante colonie se donne pour nom celui du lieutenant-colonel Monkton, commandant des soldats anglais qui s’étaient emparés du Fort Beauséjour, non loin de là.
Aujourd'hui anglophone presque aux deux tiers, Moncton compte, outre les Acadiens, des représentants d'une trentaine de peuples. La ville constitue le point de mire de l'Acadie contemporaine et grandit à un rythme inégal en Atlantique. Les économistes s'entendent pour dire qu'avec un bassin de 1,4 millions d'habitants dans un rayon de trois heures de route de son centre-ville, Moncton a éclipsé Halifax pour devenir le marché le plus populeux de toutes les villes du Canada atlantique.
Pour les touristes qui traversent «le Musée en plein air des provinces maritimes», Moncton doit son renom au mascaret de la Petitcodiac, phénomène autrefois bien plus grandiose, avant la construction du pont-barrage qui longe le dépotoir municipal. Le Mascaret, comme bien d'autres constructions édifiées sur la notion de nature vierge, est aujourd'hui un article de consommation marchandise auprès des visiteurs, sans que soit fourni le moindre indice sur le degré de spoliation réel du littoral du Canada atlantique : le désastre de la morue à Terre-Neuve, la pollution dans le port d'Halifax, la contamination de la rivière Miramichi par les produits chimiques de la Domtar, les mares de bitume au Cap-Breton, la rentabilisation immobilière à l’Île-du-Prince-Édouard, et on pourrait continuer encore longtemps.
Phénomène bien méconnu en dehors de la région immédiate, et que l’industrie touristique passe le plus souvent sous silence quand elle parle de Moncton : son milieu artistique diversifié et plein de vie. Parmi ses générateurs, le Centre culturel Aberdeen qui abrite deux centres d'artistes autogérés, l'atelier de gravure Imago et la Galerie Sans Nom, et l’Université de Moncton avec sa galerie d'art (GAUM) et son département des arts visuels. Cette activité créative jaillissante vient aujourd'hui infirmer toute notion d’identité canadienne homogène. L'image des provinces de l'Atlantique ne sera jamais plus celle d'un unique paysage indifférencié piqueté de phares et de homards, peuplé de personnages typiques habillés de saouestes, une fouine à la main sur le bord d'une dorée. Les critiques et conservateurs qui demeurent loin de la région et qui font mention d'Alex Colville, d'art populaire ou de certaines formes d’activité artistique liées au Nova Scotia College of Art and Design en pensant ainsi décrire tout l'art qui se fait au Canada atlantique ne savent pas que malgré une certaine interdépendance et des soucis communs, le Canada atlantique est constitué de sous-régions ayant chacune leur identité et leurs préoccupations.
Le milieu artistique de Moncton, directement lié à la survie de la culture acadienne et animé du désir de décider de son avenir, affronte de plein fouet les obstacles que rencontrent l'ensemble des artistes du Canada atlantique. Nos gouvernements provinciaux réservent aux arts visuels une place remarquablement limitée. Ils offrent actuellement un soutien étriqué aux artistes; pour ce qui est du développement des arts, leurs politiques culturelles inefficaces sont assorties à des programmes insuffisants qui relèguent les provinces de l'Atlantique dans un ghetto culturel. Dans les arts comme partout ailleurs au Canada, c'est la concentration de la richesse dans le centre qui détermine la validité des produits. L’identité des artistes qui vivent aux confins atlantiques du pays et la production ou la reproduction de la culture régionale de l'Atlantique restent ignorées, ou bien, ce qui est pire, on les résume et on les évalue de façon superficielle, selon les opinions qui dominent dans le milieu artistique torontois.
Nous sommes nombreux et nombreuses à reconnaître l'existence d'un centralisme culturel. Andrew Terris a accusé les organismes culturels canadiens de promouvoir activement l'injustice au pays, disant que «les politiques du Conseil [des Arts du Canada] ne se contentent pas de tenir compte des disparités régionales dans l'attribution du financement pour la culture, elles les encouragent véritablement.» (ArtsAtlantic 39, Hiver 91, pp.42-43 [TRADUCTION]) On est au-delà de la paranoïa quand nos institutions soi-disant nationales, telles le Musée des beaux-arts du Canada, la revue Canadian Art et le quotidien Globe and Mail refusent ou minimisent toute mention d'art contemporain en parlant de la région, quand les seuls artistes choisi.e.s pour représenter le Canada à la Documenta IX, à Kassel en Allemagne, venaient des métropoles de Toronto, Montréal et Vancouver, quand les artistes de la périphérie gravitent vers ces centres comme les lemmings vers la mer, non pas pour se brancher à tel ou tel équipement de vie mis au point dans telle bio-région, mais pour valoriser leur carrière d'artiste dans les limites d'un système artificiel, exploiteur et contre nature, l'affairisme artistique.
De quelles stratégies disposent encore les artistes qui vivent à l’extérieur de la chambre des machines de l’économie? Vivre à Toronto ou y envoyer des oeuvres ne sert qu'à amener de l'eau au moulin de la domination capitaliste et artistique du centre du pays. Comment alors faire obstacle au culte du centralisme tout en demeurant à l'extérieur de cet étroit système de pensée? Aujourd'hui, alors que l’économie du centre du Canada connaît une profonde crise, que le chômage et la pauvreté sont à la hausse dans les provinces de l'Atlantique et que celles-ci comptent plus que jamais sur d’éventuelles retombées, comment les artistes qui vivent ici peuvent-ils espérer que les choses s'améliorent?
En réaction aux rigueurs qui semblent sur le point de frapper les arts visuels, IMPACT: Installations publiques par des artistes du Canada atlantique (du 23 au 27 septembre 1992), probablement la plus grande exposition jamais organisée par la Galerie d'art de l'Université de Moncton, témoigne de la force indomptable de l'esprit et des désirs des artistes participant.e.s, une affirmation de l'identité des régions et de la primauté du lieu d'origine dans la validation en matière d'art et de culture. En simultanéité avec l'assemblé générale annuelle d'ANNPAC/RACA et la conférence pancanadienne sur le thème «Les arts actuels au Canada à la fin du vingtième siècle», l'exposition a rassemblé au centre des Maritimes tout l’éventail des idées et préoccupations des artistes, et marque une étape dans la vie culturelle de Moncton.
Des espaces publics et commerciaux gracieusement fournis par la Ville de Moncton et les gens d'affaires du centre-ville ont permis aux artistes d'engager le dialogue dans un contexte social plus vaste, différent de celui des habituelles galeries d'art. Au-delà de cinquante artistes, en provenance des quatre provinces de l'Atlantique, se sont infliltré.e.s dans le coeur du centre-ville, réagissant à une variété d'emplacements et de lieux, en concurrence et en cooccurence avec la complexe réalité ambiante. L'art était présent dans l'autobus Codiac Transit n° 303, sur la pelouse du Musée de Moncton, au milieu de la Place L'Assomption, au Palais Crystal Palace, dans les restaurants, dans divers bureaux vacants et aux quatre étages de l'édifice historique Creaghan's. Pendant ces cinq journées, les gens de partout au pays en visite à Moncton ont pu être témoin de la spectaculaire affirmation d'une conscience régionale qui lutte pour la place qui lui revient sur le territoire fragmenté et conflictuel de la culture canadienne.
(essai de Terry Graff, suite...)
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