- La culture chez Creaghan's -


(essai de Terry Graff, suite...)


  • Creaghan's voit à mes besoins comme nul autre. Ses salles accueillantes respectent mon intimité et ses conseillères de mode ont beaucoup d'expérience.

    L'édifice Creaghan a été construit en 1892 (exactement cent ans avant IMPACT) par W. H. Faulkner et s'appelait édifice Caledonia au tournant du siècle. L'un des points de repère culturels et historiques de Moncton, il a joué un rôle dans la vie communautaire, voire politique, de la région. En 1904, par exemple, les gens des Maritimes ont pu y apprendre les résultats du scrutin qui avait élu Sir Wilfrid Laurier premier ministre du Canada, puisqu'ils étaient projetés sur un grand écran installé sur sa façade.

  • Un grand jour comme vous en rêvez depuis toujours, dans une robe de chez Creaghan's

    Creaghan's se trouve sur la rue Main, à côté du tranquille parc Oak, une halte fleurie garnie d'arbres, d'une arche, d'une fontaine et de lampadaires d'allure ancienne. Le nom du parc lui vient d'un chêne qui se trouvait là à l'arrivée des colons de Philadelphie, en 1766, mais l'arbre en question a été brûlé dans un feu de joie par lequel les Monctoniens avaient marqué la délivrance de Ladysmith pendant la guerre des Boers.

  • J'y trouve de plus un vaste assortiment de sous-vêtements de tous les genres, pour toutes les occasions que je pourrais imaginer.

    Pendant cent onze années, trois générations de la famille Creaghan ont travaillé à la vente de vêtements au Nouveau-Brunswick, principalement au service des femmes et des enfants. Le fondateur de la compagnie, John Daniel Creaghan, ouvre leur premier magasin à Newcastle en 1875, et par la suite, ceux de Chatham, Moncton et Fredericton. Le magasin de Moncton ouvre ses portes en 1905, se présentant comme «un endroit fiable où faire ses achats».

  • L'élégance classique caractérise les manteaux et les vestes pour l'automne et l'hiver. L'éclat du rubis et de l'émeraude, les touches de velours et de fourrure, de la chaleur pour sortir par temps froid.

    En 1985, aucun héritier ne s'intéresse plus aux traditions de la famille et les quatre magasins sont vendus à Georges Goguen Holdings Ltd. Le nom Creaghan's demeure mais de nouvelles idées en matière de commercialisation du vêtement sont mises de l'avant par l’équipe de Georges et Germaine Goguen, qui font souffler un vent de fraîcheur sur cette industrie au Nouveau-Brunswick. Conscients qu'un magasin à rayon se gagne des clientes en leur proposant la séduction et le divertissement, les époux Goguen engagent des modèles fascinants, mettent en scène d'éclatants défilés de modes et transforment l’allure de leur magasin en y apportant des griffes de haute couture, dont plusieurs en exclusivité.

  • Mes vêtements m'apportent une amitié des plus fidèles. Un remontant quand j'ai le vague à l'âme, leur chaleur contre le froid, et quand j'ai besoin d’avoir confiance en moi, je peux aussi compter sur eux.

    Cependant, malgré ces changements, et en dépit des prix remportés par leurs annonces haut de gamme, les techniques de commercialisation des Goguen ne parviennent pas à leur attirer la clientèle voulue. Les gens s’éloignent du centre-ville pour aller magasiner à la Place Champlain, le plus grand centre commercial à l'est de Montréal, situé à Dieppe, juste à la sortie de Moncton. En 1990 à Moncton, le dernier de la lignée des magasins Creaghan's se résigne à l’inévitable et ferme ses portes.

  • S'habiller, c'est plus qu'un indice de son standing, c'est pouvoir s'exprimer en s'amusant.

    Lieu idéal ou accueillir les installations des artistes, l’édifice Creaghan's désaffecté fournit aussi un contexte stimulant à l'examen critique de l'intertextualité et des rapports conflictuels qui s'établissent entre les activités artistiques si radicalement diverses des artistes qui habitent en Atlantique. Dans un cadre qui évoque si fortement la société de consommation, une interprétation vient tout de suite à l'esprit, celle du rapport entre cette diversité d'une part et le langage de tous les jours que proposent les images prêtes-à-consommer et la consommation de masse. On se demande à quel point l'appréciation et l'évaluation d'une oeuvre d'art dépendent des principes de la consommation.

  • Si nous nous gâtons sous d'autres aspects, pourquoi pas dans la garde-robe? Quand j'ai besoin d'une toilette de grande occasion, je monte au premier chez Creaghan's. Je suis assurée de pouvoir trouver une tenue élégante et toute simple, qui convienne à mes goûts et à l'occasion, qui affirme sans brusquerie.

    Le magasin à rayon servant de cadre aux oeuvres d'art met au jour ce fétiche de l'homogénéité des biens (et des agents) de consommation qui entache notre monde. Envahissant les plus intimes détours de notre expérience personnelle, la culture de la consommation sert de déterminant au lieu et à l'identité, et nivelle les traditions culturelles locales. Champ de bataille de l’hégémonie de la consommation, le magasin nous parle de biens fabriqués à la chaîne et organisés de façon à alimenter le feu des désirs matériels et des sensations physiques.

  • J'aime bien qu'on s'occupe de moi quand je cherche à acheter des sous-vêtements. L'attention qu'on m'accorde me fait intimement plaisir.

    Malgré l'absence de toute marchandise, l'espace intérieur chez Creaghan's gardait, en septembre 1993, ses rapports de signification et de connexion non seulement avec son histoire au sein de la société monctonienne, faite d'une succession de transactions personnelles, commerciales et transculturelles, mais aussi avec ses particularités de formes et de fonctions en tant que magasin de vêtements. L'organisation spatiale, l'éclairage, les détails architecturaux s'alliaient aux artefacts abandonnés, présentoirs, cintres, portants de vêtements, activant l'imagination et la mémoire, communiquant des relents de magasinage: un monde de commis réservés et de vitrines affriolantes, de mannequins en plâtre et en chair, de chaussures et de sous-vêtements, de campagnes publicitaires raffinées, de marchandise à prix d'aubaine, de sacs en plastique et de cartes de crédit, de stocks et d'inventaire. De minuscules salles d'essayage et des miroirs pleins mur parlent tout fort du narcissisme humain, du prêt-à-porter haute couture, des symboles sexuels et des indicateurs de standing présentés comme partie intégrante de notre valeur et de nos valeurs.

  • Être femme en 1980 exige de la souplesse en tout - le train de vie, l'horaire et surtout la façon de s'habiller. C'est une qualité qu'on ne trouve pas partout. J'ai le plaisir de découvrir la souplesse dont j'ai besoin chez Creaghan's.

    Le fait de monter les installations d'artistes dans un magasin nous amène à examiner d'un oeil critique la logique économique de l'art contemporain, la façon dont il est manipulé et contrôlé par les aléas du marché. Parodie de la consommation, IMPACT montre à quel point la ligne de démarcation entre le produit culturel et le bien de consommation est floue, et précise la situation difficile où se trouve l'artiste engagé quand la force d'opposition de l'art est récupérée et neutralisée par l'environnement anesthésiant de la mode et du commerce. En cette fin de siècle, l'artiste fait partie de l’hypermarché de la consommation de masse à l'échelle planétaire et l'oeuvre d'art est l'un des simulacres instables de l'omniprésente information de masse. Ce paysage technocratique fragmenté a débranché la continuité historique, déstabilisé la binarité culturelle qui opposait le «grand art» bourgeois au kitsch du cinq-dix-quinze et profane l'ancien idéal d'expression de soi, d’authenticité, d’originalité et de pureté esthétique.

  • Je savais bien qu'elle trouverait tout ce qu'il lui faut chez Creaghan's. Une tradition à suivre et à sauvegarder.

    Avec ses biens matériels s'offrant à notre concupiscence, le magasin à rayon convient bien comme symbole du postmodernisme, discontinu, pluraliste et conflictuel. Plus que toute autre, la société de consommation donne des choix, dira-t-on, mais il ne s'agit que de choix parmi les produits sur le marché. Les marques de produits sont plus nombreuses, mais il n'y a que des différences minimes d'un produit à l'autre. En fin de compte, le programme économique, social et culturel de notre société affairiste repose sur homogénéité dans la façon de vivre de toute la population; il nous demande de nous identifier a ce que nous achetons et d'y trouver la source de tous nos plaisirs. Fait intéressant à signaler, le financement du projet d'exposition et de publication IMPACT provient du Programme de mise en marché et de distribution de l'Entente de COOPÉRATION Canada/Nouveau-Brunswick sur le Développement culturel, programme qui vient encore souligner comment la culture est communément perçue comme simple denrée susceptible d'être achetée et vendue.

  • L'achat de vêtement est un véritable placement pour moi.

    Existe-t-il sur cette planète un endroit où vivre n'équivaut pas à consommer, où il soit possible de résister à l'idéologie commerciale pour établir des rapports non-matérialistes avec la vie et la Terre? Si le mot «qualité» possède une signification qui dépasse celui de son utilisation courante dans les textes publicitaires de notre société de consommation, il doit se dissocier d'un système qui fait de la culture une marchandise, qui contrôle les galeries et les musées, qui impose sa définition à l'art et aux artistes, qui ne valorise que les artistes qui réussissent à se vendre dans les grands centres urbains, bref un système pour lequel la valeur se résume au prix.

  • Je crois que je gagne à acheter la meilleure qualité dont j'ai les moyens.

    Le rapport que l'artiste établit ici entre son oeuvre et le lieu, l'adresse et le public révèlent l'influence du sous-texte affairiste sur notre perception et notre appréhension, et souligne la participation de l'artiste dans la manipulation politique et économique de ses oeuvres, dans leur lecture et leur diffusion en tant qu'objets de consommation de masse. La production artistique n'est plus simplement le reflet de réalités sociales, culturelles ou politiques, mais agent dans la création de ces réalités. C'est dans la mesure ou l'artiste estime que sa pratique artistique est un moyen efficace de transformation ou d'interventions sociales que l'image de l'artiste comme être aliéné, dépossédé sera remise en question, et qu'on pourra dire de l'artiste que c'est un ou une artiste engagé.e.

  • Mon mari a bien changé. Il achète lui-même ses vêtements. Chez Creaghan's, il a trouvé comment conjuguer détente et élégance.

    Concept, cheminement, performance, rituel, prééminence du lieu et fugacité, les caractéristiques des installations chez Creaghan's imposent le dialogue entre sujet et culture, entre l'artiste et son milieu, tout en permettant à l'artiste d'exprimer ses préoccupations critiques sur les questions essentielles que sont la représentation, l'histoire, l'identité, l'écologie, la politique et le vécu personnel. La célébration d'un rituel et la prise de conscience par le vécu de la validité des vérités personnelles s'opposent à la pathologie anesthésiante de la consommation de masse et affirment que l'artiste doit avoir une place dans son milieu, que son rôle est de faire état de nos expériences d’êtres humains, que l'artiste mérite de faire partie d'une communauté, de se donner au service de cette communauté, de sentir une appartenance à la communauté tout entière.

  • Je n'oublierai jamais cette merveilleuse expérience de magasinage. Le personnel s'est montré tellement gentil et serviable. Elles ont trouvé des robes parfaites pour chacune de mes suivantes et des accessoires de toute beauté. Tout est encore mieux que j'imaginais.

    Les installations chez Creaghan's se lisent comme interventions dans les représentations et langages de tous les jours, qui nous poussent en masse à consommer en masse. Elles remettent en question la définition sociale selon laquelle le musée et le magasin ne font qu'un, l'artiste n’étant qu'un producteur de biens de consommation et le spectateur simplement consommateur. En s'insérant dans le milieu commercial du centre-ville de Moncton, ces oeuvres témoignent d'une vision culturelle profondément autre, qui ne se prête plus au système de production commerciale de biens-fétiches, mais qui attribue une valeur intrinsèque à l'artiste critique, à l'artiste chien de garde de la société contemporaine.

    Simplement, tout à fait ... Creaghan's!


    Terry Graff, conservateur invité
    © Galerie d'art de l'Université de Moncton

    Traduction: Monique Arseneault



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