Oiseaux| Studio | Épouvantails

Suzanne Hill


	Comment pénétrer ce corpus artistique? Que sont ces épouvantails et
qu'ont-ils tant à nous dire? Me débattant avec ces questions, je ne fais
qu'en susciter d'autres.

	Commençons par les corbeaux. Leur coassement rauque accélère le pouls et
annonce le retour du printemps. Pourtant leur présence est l'archétype même
du présage de la mort. Corbeaux charognards, étripant et déchirant les
cadavres d'animaux victimes de l'automobile.

	L'épouvantail offre un symbolisme moins transparent. Qu'est-ce donc que cet
assemblage de perches gréé de hardes claquant au vent? Affronte-t-il le
prédateur agricole ou l'oiseau de mauvais augure? Et tous ces personnages
de perron, que font-ils là, bourrés de paille et affalés sur leur siège, en
compagnie de tiges de blé d'Inde et de citrouilles de l'Hallowe'en?

	Barbara Walker, l'inspiration de Hill dans ces détours, écrit dans son
livre sur le symbolisme au féminin : " On sait très bien que les
épouvantails n'épouvantent pas les oiseaux (ni plus précisément, comme le
veut l'anglais, "scarecrows", les corbeaux). Pourtant, la coutume de
dresser un homme en effigie sur une croix de bois date de la plus haute
antiquité. À l'ère préhistorique, il semble qu'on protégeait les champs au
moyen du sacrifice réel d'un homme-dieu, d'ordinaire au printemps. Son
corps, comme celui d'Osiris, était ensuite mis en pièces et réparti dans
tous les champs du pays pour favoriser le rendement des cultures. Le
sacrifice de l'homme-dieu comme assurance de fertilité était un rituel
répandu, avant que le christianisme nous propose le sien comme seul vrai
sacrifié. Parmi les premiers Chrétiens, on émule Jésus jusqu'au martyre
imitatif, par exemple André, Philippe et Pierre. Dans le cas de ce dernier,
sa présumée crucifixion la tête en bas aurait symbolisé le passage du
"petra", ou esprit phallique, dans la Terre pour la féconder. "
L'exploration la plus poussée de ces pratiques anciennes se retrouve dans
l'oeuvre de James Frazer, "Le Rameau d'or". Publié il y a une centaine
d'années, ce livre a beaucoup influencé la pensée du XXe siècle.

	Pour comprendre les origines de l'épouvantail traditionnel, on se penchera
d'abord sur notre terrifiante vulnérabilité dans ce monde naturel. Notre
survie la plus élémentaire se rattachait à la pluie, à la maturation des
récoltes, au succès de la moisson. Selon Frazer, on assiste à
l'identification du Prêtre-Roi au type de végétation le plus important pour
ses sujets, champs de céréales ou forêts, par exemple. Symbole incarné de
la récolte, le roi lui consacre sa vigueur et sa virilité. Tributaires
directs du roi, ses sujets doivent le tuer et le remplacer, avant que ses
pouvoirs ne faiblissent, afin d'assurer le renouvellement et la continuité.

	Du berceau de la civilisation nous sont parvenus ces dieux destinés à
mourir, exprimant chacun une forme essentielle de la vie végétale, et se
faisant chacun le compagnon d'une déesse de la fécondité. En Égypte, Osiris
symbolise le maïs, son cycle de vie s'accordant à l'alternance naturelle
croissance/stérilité, été/hiver. L'ensemencement, ou l'enterrement des
graines, à la fin de l'automne est un moment noir, lié à la mort du dieu;
la reprise de la croissance au printemps témoigne de l'efficacité
revitalisante du fluide divin. Le dieu du maïs des Babyloniens et des
Syriens, Adonis, rappelle lui aussi par sa vie le cycle des saisons. Deux
déesses s'en réclament : il passe une partie de l'année, l'hiver, avec
Perséphone aux enfers, et revient au printemps chargé de verdeur vers
Aphrodite, déesse de l'Amour. Le dieu Attis représente le pin; son culte
s'est d'abord répandu en Asie mineure pour atteindre Rome par la suite. La
disparition d'Adonis comme d'Attis est marquée de mort violente et de
chagrin orgiaque, et leur résurrection occasionne une fête à l'échelle
cosmique. Indice révélateur, cette résurrection se célèbre à l'équinoxe de
printemps. Les ressemblances sont frappantes. La mort suivie de la
résurrection au point vernal est un motif bien ancré, longtemps avant le
début de l'ère chrétienne.

	Il y a lieu de se laisser éblouir par le concept même d'un renouvellement
spirituel figuré dans la mort puis la revitalisation du monde végétal.
Frazer le souligne : " Š  les effigies bourrées de maïs du dieu Osiris, qui
se retrouvent dans les tombeaux égyptiens, témoignent avec une éloquence
sans équivoque. Ils étaient à la fois l'emblème et l'instrument de la
résurrection. Les Égyptiens de l'Antiquité tiraient donc du blé qui germe
un augure de l'immortalité humaine. "

	À la suite de Frazer, d'autres intellectuels, dont Eliot et Joyce, se sont
émerveillés : Suzanne Hill en fait autant dans le groupe d'oeuvres qui nous
occupe.

	L'homme s'identifie aux arbres depuis les temps anciens, une assimilation
qui transforme notre compréhension du Christ en croix. Comme en témoignent
l'Arbre de la Vie et l'Arbre de la Connaissance du bien et du mal, c'est
l'arbre qui était sacré plutôt que l'être humain. La crucifixion ne
représente donc pas un homme attaché à un arbre, mais un homme fait arbre -
comme en rend si complètement compte le Crown of Thorns (Couronne d'épines)
de Suzanne Hill. Cette image est au centre de l'exposition.

	Partout, c'est le temps et ses déprédations qui reviennent dans les oeuvres
de Hill. L'évidence du cycle des saisons, où la croissance et la
dégradation se succèdent sans fin, nous touche au premier degré comme elle
touchait notre ancêtre lointain et comme elle l'a toujours fait entretemps.

	Suzanne a choisi de dépeindre ses épouvantails à divers stades de
décomposition. Dans ses dessins, elle suit, de mois en mois, la
détérioration d'un épouvantail réel qu'elle a soumis pendant un an aux
altérations météoriques. Estimant que les résultats restaient trop
primaires, elle les a retravaillés, effaçant et excisant ce qui lui
semblait moins révélateur de l'essentiel (un processus typique et
définitoire de cette artiste). L'épouvantail finit par incarner le malheur
absolu. L'érosion de la vie. Du poème The Wasteland, de T. S. Eliot, nous
viennent ces vers :

    "He who was living is now dead We who are living are now dying." (Celui qui vivait est mort maintenant Nous qui vivons mourons dès maintenant.)
Ces mots expriment notre angoisse la plus profonde, celle de la continuité de la vie. Plus subtilement, mais avec une non moins poignante vérité, les Rois nous parlent du temps et des sinistres qu'il entraîne. Vulnérables, ils se révèlent à Hill dans toute leur douleur. Ce qu'ils ont accepté de subir est la mesure de leur vulnérabilité, de ce qu'ils craignent de perdre. Le succès ou l'échec guettent chaque récolte, chaque entreprise humaine. Ces tourments laissent mesurer l'ampleur de leur sacrifice, geste positif pour la croissance nouvelle. Une interprétation du même ordre nous vient de l'anthropologue Bronislaw Malinowski, qui considère que la croyance en la survie de l'âme est la réaction humaine au deuil, à la mort. À mesure que la civilisation progresse, " que l'être humain abandonne un peu de son amour-propre et de son égoïsme " et qu'il s'attache à une famille et à une collectivité, il ressent la perte de ces proches comme un traumatisme intolérable. " L'existence de solides liens personnels et la réalité de la mort - le plus bouleversant de tous les événements humains et le mieux fait pour déjouer les calculs des hommes - sont sans doute les deux principales sources des croyances religieuses. En affirmant que la mort n'est pas réelle, que l'homme possède une âme et que cette âme est immortelle, l'être humain répond à un profond besoin de nier sa destruction personnelle; non pas un besoin qui renvoie à un instinct psychologique mais un impératif issu de la culture, de la collaboration et de la croissance des sentiments humains. " Les corbeaux attendent chacun de nous jusqu'au dernier. Ce genre d'enquête est la marque de Hill. Elle veut toucher et voir. Dans sa dernière exposition, intitulée " Carapaces ", elle prenait le corps comme terrain d'exploration, dressait la carte de ses lieux vulnérables tant physiques qu'émotionnels. Elle s'est déjà posé la question du temps. Les personnages de ses compositions temporelles Waiting People, Sleepwalkers et Unguarded Moments exprimaient leur angoisse dans leur juxtaposition angulaire des déplacements successifs du corps. L'érosion de l'épouvantail transmet cette même angoisse axée sur le temps. Dans ce cas-ci, les explorations nous projettent dans un moment antérieur. Mais on est toujours à la recherche de vérités sous-jacentes. De vérités perdues derrière les surfaces. Là c'était un regard topologique; ici on passe à l'archéologie, sinon à la philosophie. Hill lisait Northrup Frye durant son travail sur cette série et elle trouve dans " Le grand code " une grille d'interprétation de ces transformations de l'essence. Elle en vient à considérer les épouvantails comme des manifestations populaires et trivialisées d'une puissante analogie entre l'homme et le règne végétal qui le nourrit. Considéré sous ce rapport, le rôle du Christ est d'opérer une métamorphose de l'essence : la transformation du processus naturel en procesus spirituel. Plus je lisais, plus il m'apparaissait que les autres grandes questions - même les plus grandes de l'histoire de la pensée humaine - se trouvaient apparentées dans cette vision. Le fusionnement du Christ et de la croix qu'a réalisé Hill marque l'intersection des deux grands courants divergents pour l'appréhension de l'homme et de la nature. Autrefois entièrement intégré à la nature, l'homme s'en distingue aujourd'hui. La grande dichotomie entre l'homme et la nature qu'on trouve dans la Bible se retrouve dans ces images. D'autres importantes distinctions s'ensuivent. Malgré les ressemblances entre le mythe du Christ qui meurt et ressuscite, et ceux des dieux qui meurent pour que la nature ressuscite, il demeure des différences signifiantes et même cruciales. Dans l'interprétation chrétienne, il est frappant de constater que la sexualité n'a plus la place centrale que lui font les mythes antérieurs. Le féminin a également cessé d'être source de puissance. Le centre d'intérêt est passé de la déesse au dieu et, par-delà, au mâle, qui endosse seul le fardeau des grandes aspirations humaines. Nous devons à Frazer de pouvoir récupérer l'intégralité de la tradition perdue. C'est chez des innovateurs aussi différents que Freud, Eliot et Stravinski (sans parler de Yeats, Joyce et Lawrence) que la description plus inclusive qu'il a fait de notre évolution culturelle et religieuse porte ses plus beaux fruits, une redéfinition qui affirme le caractère essentiellement sexuel des cultes de la fertilité. Dans The Wasteland, où nous sommes nombreux, avec Suzanne Hill, à avoir pris connaissance des théories de Frazer, Eliot expose la société contemporaine terrassée par la stérilité sexuelle et spirituelle. Après la publication du " Rameau d'or ", on a beaucoup mieux compris l'interprétation de l'homme qu'avait fait, bien antérieurement, le visionnaire Blake. Il est intéressant de constater que Hill a puisé chez l'homme de Blake la forme de son Adonis. Les études féministes ont attiré l'attention sur l'élision du féminin dans notre mythologie. Dans le présent corpus même, les représentations sont toutes marquées du masculin, ce qui laisse perplexe. Comment évoquer les dieux qui meurent sans présenter leurs compagnes plus puissantes? Pourtant ils étaient aussi invariablement associés à une déesse de la fertilité, comme amant ou comme fils, qu'ils étaient identifiés aux récoltes et aux forêts. L'union divine, ainsi que l'union chargée de symbole des véritables hommes et femmes dans le temple de la déesse, assuraient la fructification en général, tant chez les hommes que chez les plantes ou les animaux. Ces couples devenaient l'expression de principes complémentaires, la déesse signifiant la nature éternelle et continue, et le dieu qui meurt la capacité de la nature de se renouveler périodiquement. Le contexte patriarcal de la Bible n'admettra pas cette complémentarité. Des questions plus sombres surgissent quand j'affronte les Rois. Leur souffrance est nécessaire, mais elle n'est pas sans mélange. Je suis troublée par les courants derrière l'image. La chronique visuelle des martyres de l'histoire est remplie de violence gratuite et de tension sexuelle inavouée. L'iconographie chrétienne des XVe et XVIe siècles regorge de crucifiés, de flagellés, d'écorchés vifs et d'éventrés qui font étrangement écho aux rites païens décrits par Frazer. On est frappé de voir à quel point les martyres dépeints dans les pays du Nord, à la Renaissance, répondent sans ambiguïté au dieu empalé sur l'arbre. Revenant vers le présent, il est tout aussi troublant de reconnaître quelque chose des Rois chez les modèles ligotés du photographe Robert Mapplethorpe ou même dans les autoportraits de Diana Thomeycroft. Bien que Hill semble vibrer d'empathie face à la souffrance et à l'autoimmolation volontaires, il reste que des images de ce genre invitent toujours au voyeurisme sadique. Le spectateur peut s'identifier au bourreau ou à la victime - ou aux deux. Ces lectures divergentes semblent presque irréconciliables. C'est un territoire qui appartiendrait mieux à la théoricienne contemporaine Camille Paglia. Un peu comme Frazer, elle cherche à expliquer l'évolution du rapport entre la nature et la culture. Sa thèse dans " Sexual Personae " consiste à interpréter les forces sombres et chaotiques de la nature comme des énergies sexuelles qui chercheraient perpétuellement à prendre le dessus, et qui auraient tendance à mener à des excès sado-masochistes à moins d'être freinées. Une interprétation dont Darwin serait fier. Comme bien d'autres, elle fait le rapprochement entre violence et sexualité. Bien qu'elles soient extrêmes, je ne crois pas que Paglia serait étonnée des présentes représentations de la violence et de la sexualité qui sous-tendent les mythes des dieux qui meurent. En effet, son interprétation intègre même le sadisme dans le continuum de la nature. Un schéma aussi vaste admet une bonne partie du communicable humain. Roslyn Rosenfeld Traduction : Monique D. Arseneault