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"Voir Savoie faire"

- Environ quatre mois après s'être lancé dans la série Venezia, Roméo Savoie disait qu'il était «tout entier dans le présent. Le passé ne tient aucune place dans ma vie.»¹ Outre le concept de série qui affirme un lien, qui implique de prendre du temps, celui de Venise nous propose que Tout est Passé, puisqu'on sait depuis déjà un certain temps que sa fin est proche, au moins depuis Harry's Bar et Hemingway. Mais c'est l'Art qui fabrique le temps et Venise, lieu de la Biennale, possède son propre génie de l'art. À l'origine affaire de clarté, la plus pressante des présences, puis sombrement moderne, plastique. La couleur est à la clef, toujours. Comme l'approche plastique dissout et étale la forme, le vénitien, connotations mercantiles et mirobolantes confondues, demeure le symbole idéalisé du sic transit gloria mundi, du carpe diem, de l'éternel féminin et de la profonde insularité de l'humanité.

Le présent est tout, puisqu'il se compose presqu'entièrement de passé. Nous ouvrons grand les bras à notre siècle pour revoir de nos yeux celle qu'ont véhiculée Proust (via Bergson) et Joyce, sans parler de «Mort à Venise» de Thomas Mann ni du sérialisme de Schoenberg. Fractionné, le présent répond au regard sériel en livrant à notre délectation toute l'intense plénitude de la durée. L'espérance, sans précédent, d'une vie durable donne au sériel la semblance du rationnel. L'engagement de Savoie dans la voie sérielle, bien que datant de 20 ans quand il s’exerçait à la peinture gestuelle à Aix-en-Provence (chez Cézanne), n'a trouvé sa substance qu'en 1982 à Montréal, où il travaille pendant neuf mois. Sa série Grand éventail acadien, en montre cet été-là à l'Université de Moncton, jusqu'au 25 septembre, s'avère définitive et les collecteurs y font honneur tout comme ils raflent intégralement l'accrochage de la galerie La Folie des Arts, à Montréal, sept ans plus tard. Jean Dumont qualifie alors l'oeuvre de Savoie de «peinture qui se souvient», en parlant de la série Arbres exposée en mai 1989. On le voit, la notion du sériel, ici du féminin éventail à l'érable viril, porte le germe d'une unité supérieure: une hypersérie telle l'organigramme ou la généalogie héraldique. Éventail ou vent du soir, c'est l'âme qui se déploie.

L'âme des Savoie, c'est sagesse, comme le nom noblesse. II y en eut sénateurs , architectes , poètes et peintres . II est de ceux-là, et tout cela. II existe une série Savoie en a priori, une présence au sud-est du Nouveau-Brunswick ramenant, en 1860, à une Savoie du sud-est de la France (province et Alpes dont le Mont Blanc) qui a vécu en duché italien avant de louvoyer aux XVllle et XlXe siècles entre l'Espagne, la France, I'Italie et la Sardaigne. Mais la Savoie est sur le parallèle de la Vénétie. Les espaces du temps ont une structure conceptuelle qui engendre le constructif. Ainsi que l'a fait remarquer le philosophe Roger Savoie, le propos du peintre n'est pas de situer un sujet dans une image ou un dessin, mais tenant compte de la raison qui s'y réfugie, éternellement insaisissable, de forger une structure vénitienne.² Dans les fondements aqueux du sujet (le fond), il en discerne le passé, qui constitue notre mémoire: «Je me souviens de qui je suis: sans coutures.»

Arbres signale le désir de Savoie de se consigner, d'inscrire son corps, dans le tableau, nous dit Jean Dumont. Et il conclut, avec raison, sur le style de Savoie en citant Michel Ragon: «Une abstraction qui a une mémoire culturelle.»³ Ainsi, il s'apparente davantage à celui de Monet, qui est à l'origine de la vision moderne de la série en peinture, qu'à un Loren MacIver (n. 1909, New York), dont la Venice, 1949 (Musée Whitney), malgré sa poésie «imagiste», est une mise à jour calligraphique de Guardi. Savoie lui-même a récemment parlé de naviguer les «eaux de la mémoire» - c'est ainsi qu'il nomme l'imaginaire - sur le navire de la pensée, de «fixer dans la matière le langage complexe de visions, comme on grave dans la pierre le nom de son amour», et le «Venezias qu'il inscrit l 'assure de l ' existence de la matière. II justifie son emprunt à l'histoire du mot «Venezias par ce qu' il symbolise de créativité intense et d'isolement historique idéal.4 Ses visites à Venise, à chaque décennie depuis 1964, l’ont entraîné à connaître son histoire, d'autant plus qu'il a pris conscience, en septembre dernier, que les deux peintures qu'il venait de terminer portaient justement sur ce sujet. Le lecteur comprendra qu'on peut établir une comparaison entre l'assèchement des marais et l'exploitation des plaines qu'ont menés les habitants de l'Adriatique et la culture de réclamation des terres par les Acadiens de Grand-Pré et de Beaubassin.

C'est ce dénominateur existentiel qui à la fois explique et résout la question que pose Dumont, mu par son impression empruntée à la littérature d'une Venise «glauque» où plane une «incertaine menace»: «Pourquoi [...] les tableaux de Savoie [sur Venise] se font-ils l'écho de cette menace?»5 Autrement nous revenons à Mann, à Mahler ou au mercantilisme, sans parler des inondations de Venise dans les années 1960. Mais, tout d'abord, ce Savoie est un Celte avoué, ce qui n'a pas manqué d'encourager chez lui les tendances mystiques et naturalistes de son imaginaire, surtout après son immersion dans le phénomène catalan d'Antoni Tapies, ces dernières années. À côté du fatidique de la nature et de la catatonie de l'homme ordinaire devant le totalitarisme technologique, c'est la programmation réactionnaire des politiciens en uniforme qui plane le plus redoutable sur le Catalan, l'Acadien, l’artiste.

Également au premier plan, il y a que le sujet est Vénus, le V de Thomas Pynchon. Vénus, épouse de Vulcain et maîtresse d'un grand nombre, dont Mars.

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