À l'ombre d'Évangéline II ( ... )

 

À l’ombre d’Évangéline, prise deux
David Lonergan - L'Acadie Nouvelle, 13 juillet 2001

Et de nouveau Évangéline sert d'inspiration aux artistes... Quatre ans après Herménégilde Chiasson, Francis Coutellier et Roméo Savoie, voici que Jennifer Bélanger, Yvon Gallant et Nancy Morin ont créé en direct du 18 au 29 juin dernier leurs oeuvres dans la Galerie d'art de l'Université de Moncton (GAUM).

Le projet du directeur de la Galerie, Luc A. Charette, est ambitieux: faire réaliser 30 oeuvres monumentales (2 mètres par 3 ) sur le thème d'Évangéline par 30 artistes regroupés trois par trois. Si Charette continue de la sorte, on aura droit à 10 événements, théoriquement à chaque trois ans même si le premier a eu lieu il y a quatre ans.

Pour une raison qui demeure vague dans mon esprit, les trois premiers avaient décomposé le nom d'Évangéline en trois prénoms, Ève, Ange et Line, qu'ils avaient ensuite rattachés à leurs oeuvres. Cette amusante idée a été reprise par les artistes du deuxième «tour»: Morin a hérité d'Ève à la suite de Savoie, Bélanger d'Ange qu'avait Chiasson et Gallant de Line qui «appartenait» à Coutellier. Mais comme les univers de tous ces artistes sont fort différents, les résultats ne le sont pas moins.

Au lyrisme abstrait de Savoie, Nancy Morin répond par une envolée beaucoup moins métaphysique. Avec son monde de fleurs comme piédestal, elle a créé une Ève qui jaillit littéralement de la floraison et qui, telle la Vierge de l'Assomption, s'apprête à rejoindre les cieux. Les couleurs sont vives, le ciel d'un bleu profond parsemé de ce qui pourrait être des étoiles, et cette Ève est magnifique de beauté. À la critique du personnage d'Évangéline qui habitait l'oeuvre de Savoie répond cette apologie du personnage mythique.

Chiasson avait choisi d'allier calligraphie et cette figure de l'ange qu'il affectionne particulièrement. S'envolant vers le côté sombre de l'oeuvre, l'ange se surimposait aux vers de Longfellow et à ceux de poètes acadiens. Bélanger utilise son personnage familier, mais elle a proportionné sa tête, l'éloignant ainsi de la bande dessinée. Ange est maintenant une serveuse dans un fast-food et on la voit, l'air plus mécontente qu'heureuse, allant porter un bol de sauce et une assiette de frites et hamburger double à un client qui est peut-être parti puisque l'unique chaise de la table est vide de tout occupant. L'univers de ce quotidien est un peu miteux et toute la satire sociale si caractéristique de l'artiste habite le tableau. Là où les tableaux de Chiasson et de Bélanger se rejoignent, c'est dans leur perception commune que cet ange a hâte de se sortir du pétrin dans lequel «on» l'a placé.

Comme Coutellier, Gallant a choisi d'accompagner sa Line d'Ève et d'Ange. Coutellier avait créé un triptyque, Gallant a imaginé trois personnages. À la vision un peu baroque du premier, répond l'économie de moyens du second. En admettant que ses trois femmes sont placées dans l'ordre Ève, Ange et Line, on remarque que la pauvre Ange a le masque du fantôme pour tête tandis que les deux autres semblent directement sorties de leurs cuisines pour aller prendre la pose. Les trois «madames» regardent le regardeur. En arrière-fond, un champ et une forêt. Comme elles n'ont pas de traits de visages, elles expriment une certaine «neutralité»: peut-être est-ce une évocation de ce choix politique que les Anglais de l'époque de l'Empremier reprochaient aux Acadiens...

En regardant ces six oeuvres les unes à la suite des autres, on reconnaît instantanément le style de chacun. En cela, l'idée de Charette est particulièrement intéressante: placés face aux mêmes format et support, obligés de traiter d'un même thème (en souhaitant que soit préservée la répartition entre Ève, Ange et Line), limités dans le temps, les artistes n'ont d'autre choix que de se rabattre sur ce qu'ils font de mieux plutôt que de se lancer dans une expérimentation qui pourrait les entraîner dans une démarche qu'ils n'auraient pas le temps de mener. C'est à la fois un avantage et un inconvénient. Avantage puisque les tableaux de la «collection» seront véritablement représentatifs de leurs auteurs et que l'on pourra comparer les traitements tant au niveau du fond que de la forme. Inconvénient puisque ce n'est pas une situation qui permet un questionnement de l'art. Ainsi en est-il de la nature de ce genre de «jeu»: le plaisir de créer - et pour les regardeurs qui en ont la possibilité, le plaisir de voir l'oeuvre apparaître -, dépasse la qualité intrinsèque de l'oeuvre. À voir jusqu'au 9 septembre.