Comment traverser le tain de notre miroir pour atteindre le paradis de la visibilité

De la stratégie comme libération

Il est bien évident que l'image que nous renvoie le miroir des médias ne nous satisfait pas. Les raisons d'un tel état de faits sont nombreuses et nous ne les contrôlons pour ainsi dire jamais. J'ai beaucoup parlé de Radio-Canada, beaucoup parlé du Québec au cours de la dernière demi-heure mais, c'est que les deux ne font plus qu'un, car Radio-Canada ne fait pas ce que CBC fait, en d'autres mots il ne donne plus une image globale d'un pays qui comprend toujours le Québec. Mais tout ceci est déjà très connu et les dirigeants de Radio-Canada sont à ce point puissants qu'ils peuvent narguer la volonté politique et faire fi de toutes les réformes, projets de loi et autres lubies qui prennent naissance dans la tête de ceux qui ont les droits et devoirs de nous administrer. Radio-Canada n'a pas l'intention de changer son comportement. Chaque fois qu'il y a eu débat sur la question on s'est toujours arrangé pour nous expliquer les raisons, les motifs et les nuances qui nous échappent derrière les décisions omniscientes qui se font la plupart du temps à notre insu et à notre détriment.

Les autres médias francophones, québécois pour la plupart, même TV5 dont les Visions d'Amérique sont vite devenues les visions de Montréal, ne se soucient que très peu de nous. Quand ils parlent de Dalpé ou de Édith Butler, c'est au même titre que s'ils parlaient de René-Daniel Dubois ou de Diane Dufresne, toute proportion gardée cela va de soi. Pour nous il en va tout autrement, car ces artistes sont des modèles de réussite même s'ils n'habitent plus la collectivité dont leur imaginaire se nourrit toujours. Ce qui est notoire, c'est notre absence de ces médias, mais il faut dire qu'ils sont contrôlés par des intérêts privés qui n'entendent rien ou presque à la solidarité francophone. En les écoutant on développe vite un sentiment d'exclusion.

Il est bien évident à l'heure actuelle que nous sommes en train de sombrer dans un anonymat médiatique de plus en plus déplorable. Le peu de visibilité que nous avions se voit soumis à une érosion constante et nous devons maintenant repenser nos stratégies si nous voulons encore avoir une image à transmettre dans la prochaine génération. C'est pourquoi il est important de mettre de l'avant une réflexion pour voir les raisons d'un tel état de faits. J'ai toujours cru que les artistes avaient pour mission de poser les questions individuellement, de les formuler pour qu'elles soient claires et pertinentes, mais les réponses ne peuvent être que collectives. On peut penser, par exemple, à l'effort mis au Québec pour formuler une question qui soit claire et l'on a souvent imputer l'échec de l'indépendance au fait que la question était imprécise ou confondante. Peut-être ceci tient-il au fait que l'on a inversé les pôles, c'est-à-dire que la question a été formulée collective- ment entraînant une réponse individuelle. Voilà pourquoi il est également important, en terminant, de fournir certains éléments de réponse.

Le Québec se comporte comme un état dans l'état. Il en a désormais la capacité et aucune volonté politque ne saurait le faire changer d'avis. Pour lui, culturellement parlant la bataille est gagnée. Politiquement, c'est autre chose, car le politique enclenche sur la troisième dimension sociale encore plus inquiétante que les deux autres, soit l'économie, qui risque de vider le frigidaire. Il nous faut donc à nous une stratégie qui nous permette de continuer en l'absence du Québec et il faut le faire maintenant, sinon nous risquons de perdre une grande partie de nos acquis et de nos effectifs.

Depuis deux générations maintenant on s'applique à nous exclure et il faut bien constater avec consternation que cet effort porte maintenant ses fruits, c'est-à-dire que nous nous sentons effectivement exclus. Nous vivons désormais cette situation comme un état de faits. Évidemment, tout ceci a pour effet de nous plonger dans une insécurité qui entraîne chez nous une certaine panique. Ce qui pourrait expliquer certains actes irrationnels tels que la croisade en autobus dont furent l'objet les Québécois lors du récent référendum, pour se faire dire par le reste du Canada qu'on les aimait et qu'on allait encore croire à leur menace d'une séparation imminente, mais nous savons depuis que ce sera pour une prochaine fois. Le risque est grand que ce soit effectivement pour une prochaine fois. Qu'allons-nous faire en attendant? Allons-nous continuer de quémander ou bien encore nous désâmer en disant que c'est donc triste et que le Québec se doit de prendre nos doléances en considération. Il y a peu de chance que les deux stratégies aboutissent.

Il est donc urgent à l'heure actuelle de rapatrier et de se réapproprier notre vision, pour faire en sorte que nous puissions nous voir dans un miroir qui nous renvoie une image sur laquelle nous ayons un certain contrôle. Jusqu'à présent nous avons déployé nos énergies vers une reconnaissance et une intégration. Nous avons payé notre billet, au sens où nous sommes tous des contribuables, mais la billetterie ne nous a jamais livré ces billets, au sens où nous avons dû crier bien fort pour qu'on nous laisse entrer et même là, ce furent toujours des places debout ou pire, des places où l'on ne voyait rien. Il faut cesser cette situation humiliante et cette stratégie défaitiste de vouloir être intégré à tout prix. Non pas qu'il faille prêcher la ségrégation, même si notre statut de nègre blanc hors-Québec nous y donne droit, mais plutôt travailler à cultiver notre propre champ. Il faut laisser au Québec ses médias, il faut laisser au Canada anglais le fait de nous utiliser comme les derniers Canadiens français et se forger notre propre identité médiatique.

La première de ces stratégies, c'est bien sûr celle d'un rapprochement culturel à tous les échelons. Il faut penser en termes d'associations d'écrivains, de musiciens, d'artistes visuels, qui à l'instar des théâtres et avec l'ANTFHQ - qui vient de changer son nom pour l'ANTFC - vont défendre nos intérêts à l'échelle nationale. Évidemment, le fait de créer des associations relève peut-être d'un autre siècle, car il est bien certain que sans un support médiatique adéquat l'activité même de ces associations ne saurait avoir la notoriété que réclameront ses membres. C'est pourquoi au niveau médiatique il est important de se donner un réseau qui puisse être accrédité auprès de Teléfilm-Canada, et qui puisse tenir compte de l'activité de nos diverses régions, car nous pouvons offrir une vision unique au pays, celle d'une véritable vision de la francophonie canadienne allant de Terre-Neuve à Vancouver. Nous pourrions devenir ce que Radio-Canada n'est pas et n'a jamais été, la perspective d'un média véritablement national.

Une telle chose est possible et je crois que TFO est en train présentement d'étudier la possibilité d'une jonction avec le Nouveau-Brunswick, de telle sorte que l'on puisse augmenter les possibilités de production et de diffusion. Un tel réseau, déjà accrédité auprès de Téléfilm-Canada, forcerait certainement un partage des ressources en ce qui a trait à la production du film et de la vidéo.

En ce qui a trait à l'argent et aux finances, il est temps également de réviser notre stratégie. Nous avons eu tendance à mettre notre énergie pour être inclus, alors que de l'autre côté on s'affairait à nous exclure, et je crois qu'il faut aller avec le courant au lieu de nager à contre-courant comme nous l'avons fait depuis le début. Au judo, la force de l'adversaire devient sa faiblesse. S'il tire, il faut pousser sur lui, s'il pousse on l'attire à soi. De la même manière il faut travailler à notre exclusion et reconnaître le fait que le Québec ne peut plus s'occuper de nous, puisqu'il a autre chose à faire et à vivre. De toutes manières, il n'a plus la volonté et sûrement plus la compétence pour comprendre nos préoccupations. Ne reste plus qu'à s'entendre sur un prix. Nous demandons notre quote part, c'est-à-dire un septième environ des argents de Radio-Canada, Télé-film et l'Office National du Film. Quoi qu'il en soit nous n'avons plus le choix. Qu'il y ait refus ou acceptation nous n'avons plus le choix.

En attendant il faut mettre de l'avant un réseau, régional dans un premier temps et national par la suite, de radios-communautaires et de cablo-distribution pour ce qui est du film et de la vidéo. Mettre sur pied une agence de presse qui pourrait alimenter ces divers médias électroniques, mais aussi les divers journaux qui souvent ne peuvent pas se suffire à eux-mêmes. L'exemple de Radio-Beauséjour, dans le sud-est du Nouveau-Brunswick est sans doute l'illustration la plus probante de mon propos. Voilà un auditoire laissé pour compte par Radio-Canada qui n'y voyait qu'un échec de sa straégie de mise en marché. La raison tenant sans doute, selon eux, au fait qu'il s'agissait là d'un auditoire assimilé. Or, à l'heure actuelle Radio-Beauséjour, à son émission du matin, affiche une cote d'écoute supérieure à la cote d'écoute de Radio-Canada pour l'ensemble de la francophonie atlantique. Bien sûr, les émissions sont moins sophistiquées et on y parle moins pointu qu'à Radio-Canada, mais avec le temps les gens voudront autre chose. L'important pour le moment, c'est de les garder dans une vibration médiatique francophone.

Évidemment ceci représente un changement d'attitude, la tâche est énorme, mais nous avons épuisé le débat. C'est un peu comme à la montagne, pour reprendre l'expression de Martin Luther King mais, comme les noirs américains, nous nous devons de relever le défi et mettre un terme à cet état d'indigence chronique. Une telle attitude nécessite d'abord un respect de nous-mêmes et de la vision que nous voulons mettre de l'avant. Ceci n'est pas une déclaration de guerre, la guerre a déjà eu lieu et nous l'avons perdue. Pouvons-nous, à l'heure actuelle, négocier une paix honorable? Le Québec essaie de faire la même chose avec le Canada, mais on connaît les raisons qui ont fait échouer son projet. Or, je crois que nous vivons vis-à-vis du Québec les mêmes frustrations et nous nous devons de les régler de la même manière. Le Québec ne peut faire autre que comprendre. Certains diront qu'il est naïf de penser de la sorte et qu'il s'agit encore d'un rêve inaccessible et farfelu, mais la preuve est faite que l'absence de rêve mène à la folie. Et c'est ce à quoi nous aboutirons, si nous entretenons sans cesse les mêmes frustrations et formulons constamment les mêmes requêtes stériles.

Une telle manoeuvre semble s'orienter vers une exclusion définitive, mais en fait cette exclusion ne serait que provisoire, car il est bien évident que le Québec comprend de plus en plus le fait que son destin est lié au nôtre. Les combats se gagnent au front et nous sommes le front de la francophonie canadienne, c'est du moins le nouveau discours du gouvernement péquiste actuel. Nos routes sont donc destinées à se rejoindre, mais nous serons alors dans une situation un peu plus digne que celle de la mendicité où nous sommes présentement relégués. Il y a beaucoup de questions qui surgissent à ce chapitre et bien des solutions devront être trouvées, improvisées ou anticipées, mais en bout de ligne nous serons propriétaires de quelque chose que l'on croyait inaccessible, notre propre miroir et notre visibilité sera d'abord notre affaire avant de devenir l'affaire de ceux dont on a cru durant longtemps qu'ils en étaient les responsables. Le jeune sujet anticipe son JE maîtrisé et cela le fait jouir. Je n'ai aucun doute que c'est vers cette maîtrise que nous devons tendre désormais. Quand à la jouissance c'est un tout autre chapitre.

Herménégilde Chiasson, 22 juin 1996