Comment traverser le tain de notre miroir pour atteindre le paradis de la visibilité
De la visibilité comme déficience
Peut-être serait-il temps ici de citer Patrice Desbiens. On en avait parlé alors je cite... Voilà l'homme invisible qui se promène le long des rues de la ville de Québec. Planant sous la surface des choses comme un sous-marin. La seule partie de lui-même qu'il révèle est son périscope. Apparaît. Disparaît. Apparaît. Disparaît. Il y a dans ce texte tout le drame du Canada français. L'invisibilité qui nous accable et que nous faisons semblant de ne pas voir parce que nous ne pouvons pas la voir, parce que nous avons remis ou consenti à remettre la responsabilité de notre image dans les mains ou dans les yeux de l'autre. L'Autre c'est le Québec, bien sûr, mais c'est aussi la projection que nous nous sommes faite de cette visibilité.
Comment nous voyons-nous, comment voulons-nous nous voir? Qu'est-ce que nous avons à montrer? Qu'est-ce que nous avons de si intéressant à dire? Quelle est donc cette propension, cette urgence, cette obsession de la visibilité? Le regard nous ferait-il défaut à ce point? Je me souviens de l'époque où en Acadie, on s'insurgeait contre les reportages de Radio-Canada parce qu'on s'arrangeait toujours pour montrer des cabanes en papier taré et des enfants en guenilles. Pourquoi ne voulait-on pas nous montrer dans notre prospérité, dans nos bungalows sertis dans nos pelouses décorées et bien tondues? Pourquoi se complaisait-on à nous montrer comme le tiers-monde et non comme faisant partie d'une société où le tiers-monde existe mais à côté de la prospérité? Il s'agissait là d'un première vague de revendications. On réagissait alors à une vision anthropologique, générée de l'extérieur et qui renforçait des clichés qu'il nous faudra longtemps à effacer. Un Acadien, par exemple, ne peut être vu que sur un quai, s'exprimer dans une parlure pittoresque, réparer des filets et si possible, quoique ce n'est pas une exigence, fumer la pipe. On veut tous sa dose d'exotisme.
Daniel Boorstin, dans un livre fascinant qui a pour titre l'Image, explique comment, dans notre société de consommation, tout a été mis en place pour que l'Image devienne la vérification ultime de l'idée qu'on s'en fait. Une agence de voyage qui vend un forfait en Afrique du Nord doit prévoir une excursion en chameau, même si tout le monde se promène en Land Rover. On ne s'imagine pas le bédouin en Land Rover. Le problème c'est que cette vision ne correspond plus à la réalité. Pierre Perreault, le cinéaste, parlait du fait que si un Africain faisait un film sur nous de la même manière que nous les avons faits sur eux, il tournerait une partie de hockey et une messe diacre - sous-diacre. Nous les avons filmés en train de danser ou faire du feu, mais qui s'est donné la peine d'entendre leurs discours, de les entendre raconter leurs rêves, de nous parler de ce qui les fait rire ou pleurer. Personne, même à ce jour, car ce n'est pas dans la vision néo-colonialiste de TV5 que de telles choses sont à la veille d'advenir. Ce que nous voulons, nous aussi, c'est cette révélation de notre intériorité, de notre discours, de notre partage d'une réalité au moyen d'une langue qui nous agglutine pour reprendre l'expression de Jacques Lacan.
La première représentation, celle de notre misère visible, s'est reproduite à l'échelle d'une nouvelle misère mais de nature beaucoup plus culturelle celle-là. Il semble que notre nouvelle prospérité, celle d'un discours que nous avons hâte d'essayer et de partager, n'a donné suite qu'à la visibilité encore plus évidente de notre déchéance médiatique. Nous sommes ceux par qui le mal arrive, ceux à qui on ne veut pas ressembler, ceux qui n'ont pas su se rendre intéressant, ceux qui habitent au loin, ceux dont la réalité est complexe et inexplicable. Je parle ici du Québec, bien sûr, parce que notre vision passe par le Québec, de la même manière que la vision du Québec passe par la France. Ce sont les succès rencontrés en France par Denys Arcand qui lui ont permis d'avoir cette renommée au Canada anglais ou de représenter le Canada aux Oscars. Même chose pour Robert Lepage, pour Rock Voisine, pour Antonine Maillet et la liste s'allonge. Dans ces cas-là, mieux vaut alors s'en remettre au mythe dont la force réside dans la réduction. Les Acadiens ont été déportés, Louis Riel a été pendu. Et le malheur s'est répandu sur la Terre. Comment se relever de drames aussi épouvantables, qu'avons-nous d'autres à dire, alors que tout est là. Mais la mythologie peut se comprendre quand on opère à une grande distance. Nous avons fait l'erreur peut-être de penser que la proximité avec le Québec pouvait entraîner une compréhension un peu plus nuancée. Ou peut-être devrions-nous générer d'autres mythes pour contre-carrer les anciens dont nous sommes aujourd'hui victimes. Mais un tel travail ne peut s'effectuer qu'avec l'appui de l'artillerie lourde des mass-médias. À défaut de cet appareil, pour plusieurs, mieux vaut se taire dans une interminable minute de silence où le temps s'étire à perte de vue.
J'ai souvent l'impression en regardant ou en écoutant les émissions qui nous sont consacrées, que nous sommes en train de figurer dans un film muet. Sois belle et tais-toi, comme le dit un célèbre dicton macho. D'ailleurs j'ai souvent vu une relation entre le sort réservé aux femmes et celui que réserve la majorité à la minorité. Il y aurait plusieurs enseignements à tirer de la lutte menée par les femmes pour s'affirmer. S'affirmer, voilà la dimension positive de notre discours, celle qui ne traverse que rarement le miroir ou l'écran d'une indifférence à toute épreuve. Or cette traversée du miroir, c'est la voix, c'est le discours qui nous la donne. Chacun sait que les images ne deviennent perceptibles que lorsqu'elles font irruption dans notre champ de vision, mais la voix envahit l'espace et prolonge l'image. Seulement voilà, notre voix se fait souvent absente. Le discours de l'expertise, le discours de la réflexion, même le discours du quotidien nous est refusé. Ce qui nous reste c'est le discours du spécifique, du typique, de l'exotisme, du folklorique. On fera des reportages sur la mer ou la plaine, sur le fait que nous avons tendance à marier des anglophones et que les enfants vont s'assimiler, sur la poutine râpée ou, comme James Bamber le fit autrefois, sur la plus vieille vache en Acadie. Un sommet du journalisme, on en parle encore. La preuve. Je me souviens d'avoir participé à une table ronde du Point, au cours de laquelle on nous avait demandé de réfléchir à un certain nombre de questions mettant en cause l'avenir de l'Acadie. Lorsqu'on diffusa l'émission, l'un de mes amis québécois, me fit part d'un commentaire fort intéressant, à l'effet que l'on avait coupé les interventions au moment même où l'on générait du discours ou une réflexion si vous voulez, au lieu de simples données informatives. Claude Beausoleil, le poète québécois, m'a confié qu'il avait autrefois demandé au critique littéraire de la revue française, l'Événement du jeudi , les raisons pour lesquelles les livres québecois faisaient si peu d'éclat en France. L'autre lui avait répondu que la principale raison tenait au fait que les Français ne pouvaient pas voir les Québécois comme générateurs de discours. Ils ne pouvaient que figurer dans une histoire racontée par quelqu'un d'autre. Il en est souvent de même pour nous et il est bien évident que nous vivons par rapport au Québec les mêmes dilemmes, les mêmes illusions et les mêmes préoccupations que ce dernier vit par rapport à la France. Le rapport qu'il entretient avec nous en est un de colonialisme, sans doute parce qu'il est difficile de briser des modèles acquis et qui finissent par opérer de manière tout à fait subconsciente.
Bien sûr, il est devenu courant de s'en prendre au Québec et de le tenir responsable de tous les péchés d'Israël. La raison venant sans doute du fait que le Québec gère la francophonie canadienne, qu'il la gère en fonction de son option politique et qu'il y a peu de fédéralistes convaincus dans les dossiers qui nous concernent ici. Bien souvent il s'appliquera aussi à nous diviser. Dire par exemple que seuls l'Acadie du Nouveau-Brunswick et une partie de la francophonie ontarienne pourrait survivre à une éventuelle sécession du Québec du reste du pays; dire que les Acadiens forment un projet de société historique et distinct, tandis qu'ailleurs on ne retrouve que d'anciens québécois; etc... Lorsque l'on dresse l'ordre des priorités, où nous sommes toujours en minorité par rapport à eux, il est évident que nous ne sommes pas très haut dans l'échelle du partage. Je ne dis pas qu'on doive leur faire entériner tout le blâme, puisque nous avons aussi notre part de responsabilité dans ce dossier. Nous leur avons abandonné le miroir. Comment le reprendre? En rusant, car la ruse fait appel à l'intelligence et à la débrouillardise.
Nous avons donc une image, mais pas de discours. Une image, mais pas de son. N'ajustons pas notre appareil, quelqu'un s'en charge. Quelqu'un se charge de nous fabriquer une image, car il existe quand même une certaine image de nous. Cette image, elle s'est faite avec le concours de gens qui, de l'extérieur, sont devenus des porte-paroles niant à la collectivité sa raison d'être, lui prenant son discours pour le détourner, le ridiculiser ou le rendre inopérant. Voici comment la stratégie fonctionne. Il s'agit de trouver des gens n'habitant plus la collectivité et qui doivent leur célébrité à la majorité qui se sert d'eux comme porte-parole médiatique officiel d'une collectivité, dont le vrai discours n'aura jamais ou très rarement droit de préséance. Je pense ici aux écrivains africains domiciliés chez leurs anciens colonisateurs et qui sont souvent les porte-paroles officiels de l'idéologie de leurs pays, mais aussi à des représentants de nos collectivités qui acceptent de jouer ce jeu-là. Dans le cas des premiers, ils ont souvent besoin de ce refuge pour protéger leur vie. Pour les seconds, il s'agit, la plupart du temps, d'une manoeuvre carriériste. Lorsque je vois Jean-Pierre Coallier, interrompre une entrevue avec Édith Butler pour faire remarquer au public le bel accent de son invité, on comprend très bien que le discours vient d'être évacué et qu'il demande à son public de se concentrer sur le comment et non sur le quoi ou le pourquoi du propos.
Les Acadiens domiciliés au Québec nous ont donné une image folklorique qui fait recette dans les médias et qui les a rendus visible sur le territoire de l'Acadie, au point où une grande majorité des Acadiens s'identifie maintenant à cette vision exotique fondée beaucoup plus sur le mythe que la réalité. Cette stratégie n'est pas innocente, puisqu'elle va jusqu'à nier le territoire pour lui substituer une diaspora où tout projet politique finit par être évacué, ce qui du reste fait bien l'affaire de nos gouvernements. Ce n'est pas pour rien que Pierre Eliott Trudeau est venu faire son tour au pays de la Sagouine et s'entretenir avec Antonine Maillet au cours de sa biographie, ou ne serait-ce pas plutôt son éloge, télévisée. Il pouvait ainsi compter sur l'appui d'une histoire triste, la déportation, dont les Acadiens sont sortis vivants et qu'ils ont oublié et pardonné pour devenir prospères et heureux dans un Canada bilingue. Frank McKenna n'en pense pas moins et Richard Hatfield avant lui et même jusqu'à Jean Chrétien lors de sa campagne dans Beauséjour, en Acadie, la porte étroite par laquelle il est entré au paradis du Parlement, nous avait dit et je cite: Regardez les Acadiens, ils ont été déportés, ils sont revenus. Comme quoi la vie est pas si pire.
Raul Ruiz, le célèbre cinéaste argentin, raconte qu'il existe quatre sortes d'histoires : celles racontées par ceux qui savent l'histoire à ceux qui ne la savent pas, par ceux qui la savent à ceux qui la savent, par ceux qui ne la savent pas à ceux qui ne la savent pas et par ceux qui ne la savent plus à ceux qui la savent encore. C'est ce dernier type d'histoire dont les médias font la promotion grâce à un certain nombre d'ambassadeurs et d'ambassadrices vivant depuis longtemps au milieu de la majorité, et qui parlent au nom d'une collectivité qu'ils n'habitent plus pour des raisons de commodité personnelle mais qu'ils continuent quand même de représenter pour des raisons d'économie. En effet il est plus facile de donner la parole à quelqu'un dont on connaît les dires et propos et qui peut nous servir de guide, que de s'aventurer sur le terrain au milieu des rapetisseurs de tête et d'une nature forcément hostile.
Visible oui, mais à quel prix. Le drame dans tout ça c'est que nous - je dis nous qui cultivons un territoire en vue de nourrir un propos que les autres s'appliquent à nier - n'aurons que très rarement le droit de réplique. Après tout nous sommes des gens mal habillés et mal embouchés, des pestiférés, et quand la visite vient il vaut mieux les cacher ou les montrer à une heure indue. Évidemment il est beaucoup trop dispendieux de leur payer un billet d'avion pour se rendre à l'émission de Denise Bombardier, ou àSous la couverture, parce qu'ils risquent de se mettre à générer du discours et une telle manoeuvre peut s'avérer très embarassante pour le grand public. Si les Hors-Québec se mettent à penser et surtout à dire tout haut ce qui leur passe par la tête, on est pas sorti du bois.