Comment traverser le tain de notre miroir pour atteindre le paradis de la visibilité


Du miroir comme une résistance

Le titre de cette conférence n'est pas de tout repos, d'une part en raison de son sujet, mais aussi de la réalité pénible à laquelle il fait référence, réalité qui est la nôtre et dont il est très difficile de se départir. Comment traverser le miroir? Comment effectuer le voyage d'Alice au pays des merveilles, car il est bien évident que c'est ce que les médias nous proposent de plus en plus. On dit, par exemple, que c'est en voyant à la télévision la richesse des Berlinois de l'Ouest, que les Berlinois de l'Est décidèrent de mettre un terme à la trahison dont ils avaient été l'objet de la part de leurs dirigeants et de leur idéologie. Les médias sont à ce point puissants. Peut-être serait-il intéressant de voir en quoi ce miroir a des répercussions sur notre image, non seulement dans notre réalité mitoyenne de francophone exclu, mais en tant que phénomène universel et existentiel.

Jacques Lacan, le célèbre psychanalyste français, affirme que le stade du miroir est celui où le jeune enfant anticipe son JE ou son identité maîtrisée et cela le fait jouir. C'est ainsi que l'enfant pénètre dans le registre du symbolique ou du langage. Jusque-là c'est la mère qui tient lieu de miroir dans un régistre asymbolique où le langage se fonde surtout sur les signes ambigus émis par le corps de l'enfant. Lorsque l'enfant accède au langage, il accède au monde du symbole et donc du discours. Il ne pleure plus pour de l'eau, il utilise le mot, le symbole, eau, comme un moyen terme entre lui et le monde, contrôlé, comme nous savons tous, par le père. Pour Lacan, le discours ou la langue c'est ce qu'il y a de plus important, c'est ce qui permet de s'agglutiner, c'est ce qui fait qu'on désire l'autre. C'est par la langue que le sujet se définit, définit son JE. En tant que francophone il est bien évident que cette langue forme une grande partie de notre identité, de notre JE maîtrisé, mais cette maîtrise elle se trouve contrecarrée par plusieurs facteurs, par plusieurs obstacles dont celui des conditions d'énonciation, des lieux et conditions de notre discours. L'un de ces lieux est sans doute l'espace médiatique qui tient lieu de nos jours de place publique, de lieu du discours.

On pourrait ici tirer une sorte de paramètre de ce stade du miroir dans notre relation à la visibilité dont il nous prive. Nous sommes un peu dans la position de l'enfant, au sens où nous avons acquis aujourd'hui une identité qui nous trouble et nous obsède. En effet, avant que les Québécois ne se définissent comme Québécois, c'est-à-dire dans notre enfance, dans cette époque charnière où tout passait par le corps de la mère, dans une langue approximative où chacun y trouvait son compte, à cette époque où nous avions tous l'impression de faire partie d'une grande famille, tous unis sous l'égide de notre mère la Sainte Église. Les Congrès eucharistiques, par exemple, regroupaient tous les évêques obéissant au crédo de qui perd sa langue perd sa foi. Il devenait important alors de prier dans la même langue, car il était certain, comme les missionaires le disaient aux Indiens, que le seul vrai Dieu était celui des Français. Mais depuis les choses ont changé, imperceptiblement d'abord et comme une tornade par la suite. Le monde s'est refait, non pas à notre image et à notre ressemblance, comme dans le miroir de Dieu, mais dans une sorte de miroir déformant où nous ne nous reconaissons plus. Ou de moins en moins il me semble.

Pour revenir à Lacan, le jeune sujet anticipe son JE maîtrisé et cela le fait jouir. Si nous en croyons les médias québécois, et surtout Radio-Canada, notre avenir n'est pas du tout maîtrisé, mais au contraire nous sommes les pestiférés par qui le mal risque d'entrer dans la cité. Nous sommes ceux qui portent dans leur langue les traces du châtiment de Dieu.

Parlons- en de cette langue, car elle est centrale, en Acadie du moins, à notre visibilité ou à notre ghéttoïsation - pour reprendre une expression américaine . Il y a d'abord l'accent, la couleur de cette langue, plus ou moins important sous d'autres climats mais qui, pour nous, revêt les particularités d'une arme à deux tranchants. En Acadie notre accent est charmant quand il s'exprime dans la langue archaïque de la Sagouine, car on sait bien que cet accent est une sorte de coeur du frère André linguistique, qui nous ramène à un passé bucolique et gouailleur dont on ne retrouve plus trace aujourd'hui, si ce n'est dans les couches sédimentaires de notre mémoire collective ou dans son état cryogéné de l'Île aux Puces, comme certains d'entre vous ont pu s'en rendre compte ces jours-ci en regardant "l'Enfer c'est nous autres". Contrairement à cet effort entrepris pour faire de la fiction une réalité, il y a celui de la réalité qui voudrait bien devenir une fiction, c'est-à-dire les Acadiens d'aujourd'hui qui voudraient faire état d'une production culturelle un peu plus ajustée à leur quotidien. Lorsqu'on entend ces Acadiens, ceux qui parlent chiac par exemple, ceux qui parlent d'aujourd'hui, on se dit au Québec que l'assimilation est aux portes de la cité et qu'il faut faire quelque chose. Ce qu'il faut faire c'est évidemment l'Indépendance, car sinon le risque est grand de devenir comme ces pestiférés, ces Acadiens, ces Louisianais, ces Hors-Québec.

Certains d'entre vous se rappelleront peut-être d'une émission diffusée à Radio-Canada, dans le cadre des Beaux Dimanches, et qui avait pour titre "De l'Acadie à Maillardville". En Acadie on demeura peu de temps car les intervenants étaient un peu trop militants. On sauta par-dessus le Québec qui ne faisait pas partie de cette menace et l'on passa en Ontario. On fit alors un parrallèle entre deux entrevues réalisées à dix ou vingt ans d'intervalle et dont les propos gravitaient autour de la situation telle qu'elle était dans leur jeunesse, et telle qu'elle s'était détériorée dans le présent. On se rendit ensuite dans l'Ouest où l'on s'attarda avec complaisance sur le cas d'un grand-père qui ne pouvait plus parler français avec ses petits-enfants. Tout y était et l'on avait trouvé là l'angle parfait pour conclure, ou presque. La preuve était ainsi faite encore une fois que le fait français ne pouvait exister qu'au Québec et que nous en étions la preuve accablante. Le jeune sujet anticipe son JE maîtrisé et cela le fait jouir.

La langue c'est aussi l'acquisition d'un ensemble de symboles régi par le père. Ce n'est pas pour rien que Richelieu demande à l'Académie française en 1634 de constituer une langue débarassée de ses patois et de sa syntaxe anarchique. Le résultat sera la langue française, une langue si claire qu'on la parle alors dans toutes les cours d'Europe. Une langue fondée par un acte de pouvoir et imposée par un groupe d'hommes qui attendront plus de trois siècles avant d'y faire entrer une femme. Toujours selon Lacan, c'est le refus du père qui engendre le symbolique. Arrachant l'enfant à la mère, il l'emmène sur son terrain. Ceux qui résistent, qui s'entêtent dans le registre de la passion, de l'intuition, de l'émotion et pour tout dire du subconscient perpétueront le registre de la mère. C'est à ce niveau-là que l'art prend son essor. Il est peut-être important de le dire dans une assemblée qui se préoccupe de culture, car l'identité trouve son expression dans la culture qui, elle, trouve son affirmation privilégiée dans la pratique artistique. Mais le père n'a que faire de la culture. Lorsqu'on regarde l'agression constante des gouvernements de droite contre la culture, on se rend compte que l'insécurité du père a toujours priorité sur la générosité de la mère. Je voudrais qu'on ne voit pas ces métaphores comme des fonctions sexuelles, mais plutôt comme des principes qui fécondent et engendrent l'univers.

Dans notre cas le rôle du père, le rôle du pouvoir, vis-à-vis notre langue, notre culture et notre identité serait tenu par le Québec en raison de la force et du nombre dont il dispose. C'est d'ailleurs un des arguments massue qui, en toute fin d'analyse, clos toutes nos revendications. C'est ce que nous avait dit Pierre Juneau, de passage à Moncton lors des audiences pour son rapport. C'est ce qu'on nous répète constamment par ailleurs et je me demande si nous n'avons pas fini par le croire nous-mêmes. Il y a quelques minutes, pendant que j'écrivais ces lignes, quelqu'un m'informait au téléphone d'avoir été choisi pour faire partie d'un sondage effectué pour le compte du ministère du Patrimoine, à partir d'un groupe de trente artistes canadiens travaillant en milieu minoritaire. Or, qu'est-ce qu'une minorité? Minorité de quoi, de qui? Max Kozloff affirme que chacun d'entre nous faisons partie d'au moins une trentaine de minorité. Le problème c'est que nous avons appris au cours des années à nous comporter comme la minorité absolue parce que nous avons accepté de nous réduire à notre seule dimension de minoritaire linguistique, la minorité souffrante et martyre du Canada français. Ce n'est pas si terrible d'être hors-Québec, la France et tout le reste de la francophonie l'est. Nous sommes plus de trois cents millions de francophones hors-Québec, nous devrions être fiers. Mais nous avons plutôt choisi de voir la dimension négative de cette appellation et nous avons fait notre mise au point sur le fait que nous étions les victimes d'un père qui ne nous aimait plus ou mal. Médiatiquement parlant ceci a engendré des horreurs. Nous avons tous des histoires terribles à raconter. Passons.

Dans le registre du père, la performance devient importante. Il faut donc trouver des moyens de la mesurer, de la quantifier, de la statistiquer. Notre souffrance peut facilement être diagnostiquée dans les statistiques. Combien étions-nous, combien sommes-nous, combien serons-nous? Les statistiques nous disent que nous allons mourir. Nous allons tous mourir, certains plus lentement que d'autres, mais dans ce reproche il y a le reproche historique de notre trahison, de ne pas avoir su regrouper nos forces sous la bannière du Québec, le reproche d'avoir composé avec l'élément anglophone, le reproche de ne pas avoir su clamer haut et fort que nous étions perdus culturellement et, dans un ultime sacrifice, s'immoler sur l'autel de la culture pour clamer haut et fort que l'avenir est en dehors de nous. Je me souviens de la publication de mon premier livre et de sa réception au Québec. Le ton militant avait surpris et l'ironie, dont je me suis toujours servi, avait été perçu au premier degré pour comprendre qu'il n'y avait plus d'espoir. J'en étais la preuve. De la même manière le film de Raymond Gauthier (Le Manitoba ne répond plus), toute l'oeuvre de Patrice Desbiens, etc... etc... la liste est longue de productions où l'on projette une perception. Il est bien évident à la lueur de ces lectures que nous ne pouvons que produire du symptôme et non du discours. Nous ne pouvons avoir de discours, nous ne pouvons que pleurer dans le registre approximatif de notre perte. C'est pourquoi nos oeuvres font l'objet, la plupart du temps, d'une lecture politique et non d'une lecture esthétique.

Le problème c'est d'avoir cru à cette distribution des rôles dans laquelle on nous force à jouer la victime, et le Québec celui du bourreau. Il n'en fut pas toujours ainsi. En fait, j'ai connu une période où nous n'avions pas ce genre de revendications, mais ceci se passait avant la grande exclusion. Avant notre hors-québécitude. Le tandem bourreau-victime est l'un des plus difficiles à briser. Tous les cas de violence conjugale sont là pour le dire. Il y a quelques années je disais que nous étions les enfants battus du Québec. L'idée m'était venue suite à un texte qu'on m'avait commandé pour un colloque, en vue d'étudier cette terrible plaie sociale où je ne pouvais m'empêcher de constater une inquiétante équivalence avec notre destin.

Le Québec vit socialement et politiquement une situation où il a l'impression d'être humilié constamment. Or quand il rentre chez lui, c'est-à-dire dans la francophonie canadienne, et qu'il voit ses enfants qui contestent ouvertement le pouvoir qu'il voudrait se donner, il perd patience et passe aux actes. Mais les coups que nous recevons, comme tous les enfants battus de la terre, ont engendré chez nous deux syndrômes. D'abord, celui de croire que nous méritons ces coups. Que nous n'avons pas le nombre, que nous n'avons pas l'expertise, que nous sommes assimilés. De quel droit oserions-nous parler et contester ce père tout-puissant dans son salon et humilié au bureau? Le deuxième comportement c'est que nous avons le pardon facile parce que nous aimons notre père. Nous l'aimons parce que notre mère nous a dit qu'il travaille très dur pour nous, pour nous habiller, pour nous nourrir et qu'il est fatigué. Voilà comment on fabrique les victimes. Mais, comme l'affirme tout le théâtre de Genêt, il faut un juge pour avoir un condamné, et il faut que les deux croient intensément à leur rôles. Un jour les victimes se fatiguent et les bourreaux sont en chômage. Consolons-nous, nous n'en sommes pas encore là. Nous en sommes encore à chercher la reconnaissance de l'autre, nous voulons qu'il nous prête son miroir, mais l'autre se délecte tellement dans ce miroir qu'il en est devenu intoxiqué à l'exemple de Narcisse qui, en voulant embrasser son image, finit par sombrer dans l'océan de sa complaisance. Ah! je ris de me voir si belle dans ce miroir... ou bien encore Miroir !oh miroir! dis-moi qui est la plus belle...

Se pose donc le choix d'attendre que le miroir se libère pour une heure, un dimanche matin, ou se fabriquer nous-mêmes un miroir qui tienne compte du fait que l'enfant anticipe son JE maîtrisé et que ceci le fait jouir.