Comment traverser le tain de notre miroir pour atteindre le paradis de la visibilité

24 avril 1996

Il a fait gris toute la journée. C'est le temps idéal pour travailler au montage d'un Xe film qui porte sur la musique en Acadie, la musique comme forme de discours d'une société. La pluralité de cette musique et sans doute l'impossibilité de cette musique à se faire entendre autrement que dans son espace immédiat.

Me revient toujours en mémoire et m'émeut toujours aux larmes la phrase de Johnny Comeau : "C'est pas nécessairement quelque chose que je vais venir riche de mais c'est quelque chose que je peux pas m'empêcher de faire. C'est quelque chose qui me rend heureux et qui rend du monde heureux." Et chaque fois que je l'entends, je me dis que l'art doit être une maladie, une maladie qui fait qu'on y croit, «même si on sait que sa diffusion dans les milieux dont nous sommes tributaires n'est jamais garantie.

Dans le même film une autre citation du jeune chanteur du groupe O° Celsius, Marc Poirier, qui revient du Printemps de Bourges à l'effet que faire autrement serait se trahir soi-même et qu'il leur faudra du temps pour affirmer la vision qu'ils ont choisie, puisque le temps finit par consolider les choses. Il ne faut pas être aimé trop vite. Dans l'Acadie Nouvelle d'aujourd'hui, un petit article sur leur passage au Printemps de Bourges. Ça n'a peut-être pas très bien marché pour eux. Quand on a su qu'ils représenteraient le Canada à ce prestigieux événement, des groupes du Québec leur en ont voulu en se demandant ce que ce groupe pratiquement inconnu chez-eux allait faire là-bas. C'était de l'argent perdu. Mais il ont fini par y aller. Leur exploit : ils ont chanté avec Zachary Richard-qui lui est connu là-bas-leur chanson Petitcodiac, sur la grande scène du festival.

Dans le journal ce qui devrait être un événement fait à peine les frais d'une petite photo en noir et blanc, sur la page de gauche, évidemment. On ne peut leur en demander trop à l'Acadie Nouvelle, le tirage avant tout et ce qui fait vendre le journal, c'est le sport. La une aujourd'hui est prise par une photo couleur disant qu'on va privatiser Radio-Canada, autre stratégie pour se peinturer dans un coin, et que Rhéal Cormier a lancé les cinq premières manches sans point ni coup surs contre son ancienne équipe des Cards de St-Louis. Le héros c'est Cormier. Zéro ° pourront aller partout ailleurs, ça ne leur rapportera pas grand- chose de ce côté-ci de la planète.

En bas de page de la une de l'Acadie Nouvelle, on apprend aussi que Frank McKenna vient d'attirer une centaine d'autres emplois à Moncton. On a choisi cette ville en raison de son caractère bilingue, non pas francophone mais bilingue. Ce qui veut dire ici anglophone, puisque l'identité francophone de Moncton est si bien camouflée qu'elle est invisible ou presque. Il n'y a dans cette ville aucun nom francophone pour désigner une rue dans le centre-ville et aucun commerce qui y annonce uniquement en français. De bons bilingues comme on les aime à Fredericton. De ceux qui parlent français et qui ne le comprennent pas, pas assez en tout cas pour l'affirmer publiquement.

Un film sur le déchirement des espaces. Sur l'éternel fait de rester ou de partir. Tenter sa chance ailleurs ou rester et assumer une sorte d'anonymat morose, une sorte de mission, parce que l'art fait partie de la vie et que nous provenons de milieux où le rire constitue la seule forme d'émotion et où le succès est nettement supérieur à la conscience.

Sur l'heure du midi Jeanne Farrah, de l'Association des artistes, me dit d'appeler Sonia a Caraquet Corporation Centre-Ville. Ils organisent un événement intitulé Caraquet en couleurs, une exposition style Art en direct où les artistes vont travailler de trois heures de l'après-midi à trois heures du matin. Sonia m'explique que c'est une stratégie qu'ils ont trouvée pour mettre en valeur les artistes visuels de la région, parce qu'ils se sont rendus compte qu'ils ne se connaissaient pas, même s'ils habitent dans un rayon de quelques milles de distance. Également c'est une stratégie pour en faire un événement annuel pour attirer le tourisme en prolongeant la saison. L'inévitable stratégie politique de la privatisation des arts et toutes les horreurs qui s'en suivront. Les artistes comme clown, les arts comme divertissement. Elle me demande si j'accepterais d'être conférencier. Il me semblait que ce devait être pour exposer, mais bon, il a dû y avoir une perte d'information quelque part.

Oui, je suis intéressé à l'idée d'une conférence, surtout que j'ai plus ou moins lancé l'idée en disant que j'aimerait rencontrer les artistes de la Péninsule. Je suis né dans la Péninsule et je trouve curieux de vivre à Moncton, dans un milieu à l'image du Canada: deux tiers anglophone, un tiers francophone. Le tiers monde. Je fais une vague esquisse dans ma tête de ce dont je vais parler. Je demande un écran, un projecteur et je me suis dit que j'allais parler des arbres. De la phrase du peintre Paul Bourque: comme quoi son grand-père avait planté en 1909 une rangée de pommiers, au moment où Picasso peignait les "demoiselles d'Avignon". Voilà, nous sommes restés invisibles toutes ces années, à défricher des terres tandis que les autres concoctaient des stratégies esthétiques.

Fin d'après-midi, je rentre au centre culturel Aberdeen. Quelqu'un a laissé dans ma case un article du MacLean titrant que Roch Carrier défend les arts avec passion. Il parle de cette vieille école que des gens de Moncton ont transformée pour en faire un centre culturel. Il parle de l'Université de Moncton qui a relancé les arts en Acadie et du fait que cette conception a agi sur la relance économique de Moncton. Il a 75 pour cent de l'information. À Moncton le Centre Aberdeen est l'un des seuls qui s'affiche exclusivement en français mais les jeunes en ont assez de se battre pour des symboles. Pour eux ce n'est plus une priorité. Il veulent du concret. Des jobs. McKenna a tout pour leur plaire. Internet, fibre optique, "fast politic" comme "fast food" et il est fier de nous avoir comme Acadiens. Marc Poirier du groupe Zéro ° a déjà fait scandale en affirmant sur les ondes de Radio-Canada-Moncton que l'écologie était plus importante que la langue. Alors pour eux Aberdeen devrait faire plus de place à l'expression anglophone de la culture monctonienne.

J'avais pensé, il y a longtemps, que les Acadiens s'étaient réfugiés dans leur culture, qu'ils y avaient enfoui le trésor de leur identité en espérant le jour où il seraient suffisamment forts pour le déterrer et faire, comme les noirs américains, l'étalage de leur âme, de leur "soul". Ce jour est arrivé, mais il me semble parfois que nous ne savons pas où nous avons mis le trésor. Gérald LeBlanc, un de mes amis poètes, compte beaucoup sur le mépris de la communauté anglophone pour redonner aux jeunes un sens de la dignité. Le maire Jones à nouveau. Celui qui a le plus fait pour l'affirmation de la culture acadienne par son courage à nous humilier publiquement. C'est une stratégie passive qui consiste à encaisser jusqu'au point où la douleur devient intolérable. Pris entre vivre et mourir, la plupart des organismes vivants choisissent de vivre. L'instinct cellulaire de la survie.

Je monte au théâtre l'Escaouette où je bénévole en tant que graphiste. Je m'assois à l'ordinateur en attendant Marcia qui est en conversation avec l'Office des tournées du Conseil des Arts du Canada. Il paraît qu'elle a droit à beaucoup plus qu'elle n'avait demandé. C'est l'euphorie puisque sa production va peut-être pouvoir tourner en Nouvelle-Écosse, à l'Île-du-Prince-Édouard, à Terre-Neuve, en Gaspésie et à Ottawa. La France n'est pas éligible. Sortir, aller n'importe où, mais sortir puisque de l'extérieur on peut venir nous voir, alors que nous, nous avons de moins en moins le loisir de sortir.

En attendant, je travaille à faire des étiquettes à partir de phrases tirées des divers livres de poésie que j'ai publiés. Page Maker 4.2. Un logiciel tout en anglais pour des textes qui parlent de revendications et de frustrations francophones. Sommes-nous en train de devenir schizophrènes? Le serions-nous déjà au point de ne plus être capable de nommer notre mal? Ce n'est pas comme si nous avions comme langue dominante l'italien ou le suisse allemand. Non, nous avons l'anglais, la langue la plus répandue au monde. Alors c'est vaste et ça fait sortir. Mais nous nous entêtons à sortir en français. Peut-être est-ce là notre erreur? L'entêtement. Dire qu'il y a des gens qui payent pour apprendre l'anglais. On devrait remercier le ciel à genoux d'être né sous une aussi bonne étoile.

Marcia a terminé sa journée, c'est l'heure de partir. L'ordinateur refuse de prendre mes corrections. Une heure et demie de travail de perdu. Ça m'apprendra à avoir des pensées impures vis-à-vis un logiciel qui ne demande qu'à performer. Si les ordinateurs ne coûtaient pas si chers, j'en aurait déjà détruit plusieurs à coups de marteaux. Et dire qu'ils vont bientôt se mettre à penser par eux-mêmes. Ce sera impossile de les détruire à coups de marteaux. D'ailleurs, je suis certain que je suis déjà sur leur hit list pour avoir demandé à l'un d'entre eux d'enregistrer cette confession. Mieux vaut se sauver au plus sacrant au fond des bois. Ou devenir totalement invisible.

Retour à la maison. J'écoute mes messages. Un assez long message de Lise LeBlanc, me demandant si je suis intéressé à prononcer une conférence au colloque de la Fédération culturelle canadienne-française sur le thème de l'invisibilité. Je pense à Patrice Desbiens et je me dis qu'il faudrait bien que je trouve une citation de lui pour débuter cette conférence puisque c'est son thème. Je pense aussi à Serge Morin et à la conférence que je l'ai vu présenter sur le déchirement. Sur le fait d'être déchiré entre deux identités et la douleur que cette situation engendre. Un sujet traitable sous plusieurs formes, mais le fait d'être invisible, transparent, comme si l'autre pouvait voir au travers de nous, est un trait fascinant de notre identité. Le jour où une culture y accède, il n'y a plus lieu de panser ses blessures identitaires. La couleur est partie, la consistance aussi et l'on devient une sorte de palimpseste, un langage absorbé dans un autre langage.

Il me reste trois heures. Je me résigne à faire mes impôts. Pendant que je classe mes factures, Marcia me lit les formulations de sa demande de subventions. Entre temps je fais la navette entre mes impôts et la partie de hockey. Comme beaucoup de Canadiens français la fièvre des éliminatoires ne m'atteint que si le Canadien, le club s'entend, entre en finale et mon intérêt disparaît soudainement une fois le Canadient éliminé. Les Rangers sont en train d'humilier Montréal, 4-1, sur sa propre glace, dans le Nouveau Forum, pardon, le Centre Molson, puisque d'abord il y eut la bière. Je ne sais pas si je prends pour Montréal parce que ce sont les underdogs , ou parce que c'est la filière canadienne-française et les échos lointains d'un but compté par Maurice Richard qui me ramène dans l'espace francophone d'une révolte collective, au temps où l'on croyait se révolter tous ensemble. Depuis, le territoire est devenu une zone interdite et nous sommes devenus plus ou moins hors-jeu. Les Rangers ont gagné. Prochaine partie à New-York.

Retour aux impôts. Le gardien de but des Rangers avait la Statue de la Liberté de peinte sur le haut de son masque. Je me demande pourquoi je ne suis pas partisan de l'équipe américaine, puisque l'américanité est tellement plus tentante et que les Québecois nous humilient eux aussi et de manière tout aussi cuisante que les anglophones. Eux aussi exigent de nous que nous nous assimilions à leur culture et nous refusons pour conserver la nôtre. Toutefois, nous maintenons toujours cette ambiguïté à l'effet que celui ou celle d'entre nous qui parvient à briller au Québec, brillera d'un plus grand éclat que celui ou celle qui est resté ici pour maintenir vivante une culture qui tôt ou tard finira par l'ignorer ou le ou la mépriser. Si vous êtes si bon que ça, qu'est-ce que vous faites encore ici?

Le problème dans tout ça, c'est que nous n'avons jamais eu notre espace à nous, nous ne l'avons peut-être jamais vraiment voulu. Toute liberté entraîne une responsabilité. C'est ce qu'on dit. Nous nous sommes acharnés à réclamer la culture québécoise, cette même culture québécoise qui agit sur nous comme un filtre vis-à-vis de la francophonie. Alors de temps en temps on laissera tomber quelques miettes. On nous fera don, en fin d'année fiscale, de cinq émissions de Michel Louvain, enregistrées à Moncton, au théâtre Capitol. Avec des invités de Montréal évidemment. Que serait l'Acadie sans Édith Butler ou Angèle Arsenault. Je cite ces noms sans animosité aucune, simplement parce qu'il faut parfois émailler son propos de quelques illustrations, si l'on veut que la réalité devienne un peu plus palpable. Et le sommeil encore une fois a effacé toutes traces du monde.