par DAVID LONERGAN
Référence : L'Acadie NOUVELLE, 21 janvier 1998, p19.

PAUL É. BOURQUE: LE RÉCIT, LE TEMPS ET L'ART


Dans la salle du rez-de-chaussée de la Galerie du Centre de la Confédération de Charlottetown, les oeuvres de Paul Édouard Bourque s'ouvrent au regard du visiteur dans une exposition placée sous le titre Six inventions et préparée par la conservatrice invitée Roslyn Rosenfeld.

Il s'agit d'oeuvres récentes dont certaines ont été exposées en partie antérieurement: certaines oeuvres de Bourque sont aussi des "work in progress" et font appel à des concepts spécifiques à l'installation.

Qu'est-ce que l'invention? En arts, il s'agit de la faculté de construire dans l'imaginaire. En musique, ce mot désigne, selon le Dictionnaire de la musique de Larousse, "un morceau répondant à une intention particulière de recherche de la part du compositeur sans que celle-ci soit obligatoirement définie." Une recherche dont on écoutera le résultat mais sans savoir la source. Des six oeuvres réunies dans cette exposition, quatre s'inspirent de pièces musicales. Un petit catalogue bilingue (format de 15 x 15 cm, 24 pages) rédigé par la conservatrice accompagne l'exposition et insiste particulièrement sur la relation entre les oeuvres et la musique.

Le triptyque de Wozzeck s'inspire de l'opéra, créé en 1925, du compositeur autrichien Alban Berg (1885-1935), un élève de Schönberg et un des pionniers du dodécaphonisme sériel. Pussy de mer, une installation de 31 petits formats de même dimension, s'inspire, elle, du poème symphonique La Mer de Claude Debussy (1862-1918), une oeuvre qui rencontra une incompréhension quasi générale à sa création en 1905. Il serait d'ailleurs intéressant et pertinent de regarder les oeuvres en écoutant la musique qui les a vues naître, ce que la très bizarrement construite Galerie du Centre de la Confédération ne permet absolument pas.

L'univers de Paul Édouard Bourque est complexe. Il travaille par vagues successives, ajoutant des images aux images dans ce qui semble être une volonté de nous égarer et de nous éloigner de lui. La multiplicité des composantes de l'oeuvre parcellise notre regard et nous contraint à tenter de recomposer le récit qui est peut-être caché, codé quelque part par cette enfilade de visages, de corps, de formes, tous plus ou moins déformés, tous issus d'une manipulation antécédente que ce soit par des jeux de photocopies (agrandissement ou réduction par exemple), d'interventions plus "classiques" (dessins, graffitis, couleurs) ou encore par des collages d'éléments eux-mêmes plus ou moins complexes. Comme si l'oeuvre naissait d'un puzzle. Comme si la vie n'était qu'un amalgame de faits, de sentiments épars et jamais unifiés. C'est la surcharge qui paradoxalement crée l'unité, appuyée par une certaine continuité d'une couleur dominante par oeuvre.

Bourque joue également avec la forme du tableau. Dans Wozzeck: Erster Akt, il construit son oeuvre sur un panneau long de 240 cm mais large d'environ 60 cm à l'exception d'une section qui atteint 120 cm et qui crée un effet de croix. Dès que l'on se rapproche de l'oeuvre, on ne la voit plus en son entier mais en sections plus ou moins arbitraires. Nos yeux donnent alors un sens à la lecture que l'on fait de l'oeuvre et on cherche à constituer un récit qui réunirait les fragments que l'on découvre. Dans Wozzeck: Sweiter Akt, Wozzeck la division du panneau de 100 x 120 cm en 16 rectangles égaux chacun habité par une image sur laquelle des corps de quatre personnes se surimposent nous ramène également à un récit qu'il nous faut retrouver. Quant à Wozzeck: Dritter Akt, deux panneaux d'identique grandeur (60 x 120 cm), la structure en damier s'effrite et des zones "abandonnées" par les images font leur apparition, signe de la mort qui envahit l'oeuvre. Dans son texte, Rosenfeld insiste fort justement sur la puissance des couleurs utilisées par Bourque et par l'importance qu'il accorde à la temporalité et qu'il nous fait partager par le récit qu'il nous propose mais que l'on a à reconstruire, voire à ré-imaginer.

L'oeuvre de Bourque questionne également l'art et son rôle à travers la présentation d'un univers un peu trouble où les formes perdent de leur consistance et de leur netteté. L'expérience de la vie n'est pas affaire de lignes droites et de vérités mais de courbes, de brisures, d'angoisses et de recherche de vérités. On y retrouve par conséquent ses fantasmes aussi bien sexuels que sociaux, affectifs qu'intellectuels. Un monde d'une envoûtante complexité qui se refuse à nous tout en se dévoilant. Paul Édouard Bourque ne vend pas ses oeuvres mais il arrive que des organismes qu'il supporte vont pouvoir les vendre à l'occasion d'une levée de fonds. Ce refus du jeu du marché, du commerce de l'art exprime aussi toute l'ambiguïté de sa relation avec le regardeur et le collectionneur. À peine accessible, l'oeuvre est aussitôt retirée du regard de l'autre comme si l'artiste craignait de trop se dévoiler.

Il vous reste quelques jours pour traverser le Pont de la Confédération en attendant que la GAUM où travaille Bourque comme technicien, se décide à nous offrir cette très belle exposition/réflexion sur l'art.

À voir jusqu'au 25 janvier.


photo de Francine Dion; vignette: "Wozzeck: Erster Akt", l'une des Six inventions.[ retour]